Dans Une vie après
l’autre, Kate Atkinson racontait toutes les vies possibles d’Ursula Todd.
Voici, avec L’homme est un dieu en ruine (traduit par Sophie Aslanides), l’unique version de l’existence de Teddy, son frère, ou une autre manière de dire
ce que connurent les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale – et
avant, et longtemps après, car Teddy aura une longue vie. Engagé à vingt ans
dans l’aviation, devenu pilote de bombardier, il ne mourra qu’en 2012. Au
moment où son corps n’est plus, en effet, qu’une ruine.
Teddy n’est pas doté d’un tempérament belliqueux. Au
contraire, il se rêve, dans sa jeunesse, poète et paysan, jusqu’à mettre en
pratique cette double vocation paisible en pratiquant, au petit bonheur la
chance, tous les travaux de la terre dans différentes fermes où il trouve des
emplois temporaires, et en transcrivant dans ses vers, le soir, les émotions
ressenties devant le spectacle de la nature. Mais les poèmes ne valent rien,
comme il sera obligé de le reconnaître plus tard, reconverti en chroniqueur
plus ou moins inspiré des changements saisonniers. Il se console de la pauvreté
de cette production en se disant qu’il n’écrit pas de la littérature, seulement
un divertissement proposé à un public varié.
Un peu comme le fera sa fille Viola, romancière à succès,
débordée par sa célébrité, dans un tourbillon de rencontres et de festivals
internationaux, déçue par l’accueil tiède que fait son père à ses livres.
La mère de Viola, Nancy, n’est plus là. Elle est morte au
début des années soixante en perdant sa guerre contre le cancer. La guerre,
elle connaissait aussi. Pendant que son fiancé pilotait de lourds engins de
mort au-dessus de l’Allemagne, elle travaillait au décryptage des codes secrets
utilisés par l’ennemi, tâche qui devait rester discrète et impliquait le
silence sur le détail de ses activités. De la même manière que Teddy ne pouvait
pas raconter les opérations nocturnes menées au-dessus des installations
allemandes et des villes en feu.
Les vols de Teddy occupent pourtant une belle place dans le
roman. Quand il les raconte plus tard à Nancy, elle manifeste peu
d’enthousiasme : « Oh, s’il te
plaît, chéri, supplia Nancy, ne pensons pas à la guerre. J’en suis tellement
lasse. Parlons de quelque chose de plus intéressant que des détails techniques
des bombardements. » Le lecteur est tenté de donner tort à Nancy, car
il n’est pas seulement question de détails techniques dans ces récits. Au
contraire, les liens entre les hommes d’un équipage, devant les dangers induits
par une stratégie militaire assez grossière, sont d’une intensité qui donne à
ces moments une force digne des meilleurs romans de guerre.
Sautant d’une époque à une autre, de 1943 à 1982 puis à
1960, Kate Atkinson introduit, en filigrane, des scènes récurrentes qui
constituent des guides aussi efficaces que précieux. On ne se perd jamais dans
une histoire longue et complexe où Teddy revient sur des détails à la
signification parfois changeante. Ainsi d’une photo, qu’on croit d’abord tachée
par une auréole de thé, alors qu’elle est en réalité marquée par le sang d’un
de ses compagnons d’armes.
La vie de Teddy, ensuite, aurait pu être tranquille, « évoluant vers une vieillesse paisible ». Mais cela n’aurait pu se produire que si Nancy n’était pas morte, et si le souvenir des nombreux morts dont le pilote a été responsable n’était une blessure jamais refermée. Le livre est puissant, il explore les replis les plus intimes d’un homme.
La vie de Teddy, ensuite, aurait pu être tranquille, « évoluant vers une vieillesse paisible ». Mais cela n’aurait pu se produire que si Nancy n’était pas morte, et si le souvenir des nombreux morts dont le pilote a été responsable n’était une blessure jamais refermée. Le livre est puissant, il explore les replis les plus intimes d’un homme.
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