samedi 16 février 2019

Marcel Proust, l'année du Goncourt (1)


Le centenaire de Ruskin

On vient de célébrer en Angleterre le centenaire de la naissance de John Ruskin, l’illustre auteur des Peintres modernes, des Sept lampes de l’architecture, des Pierres de Venise, des Matinées à Florence, de la Bible d’Amiens, et de tant d’autres ouvrages qui ont tenu une si grande place dans le mouvement des idées au dix-neuvième siècle. La plupart sont aujourd’hui traduits en français, et Ruskin a trouvé chez nous des commentateurs et admirateurs passionnés, au premier rang desquels il faut citer MM. Marcel Proust et Robert de La Sizeranne. Dans son curieux roman, Du côté de chez Swann, M. Marcel Proust n’imite pas précisément le style de Ruskin, mais il adopte la même manière, ample et touffue, parfois presque inextricable comme une forêt, et colorée, éclatante, féerique comme un feu d’artifice de Turner. Ruskin est un des plus originaux parmi les prosateurs anglais, un grand poète en prose. Il a exercé une influence directe et puissante sur l’esprit public dans son pays et au dehors, ainsi que sur de nombreux artistes. Ce n’était pourtant qu’un simple critique. Il n’en a pas moins été le véritable chef de l’école préraphaélite, et William Morris a écrit à propos des Pierres de Venise : « À quelques-uns d’entre nous, lorsque nous le lûmes pour la première fois, il sembla que ce livre nous montrait une route nouvelle où le monde allait marcher désormais. »
On ne peut entreprendre en quelques lignes une véritable étude sur l’œuvre immense de John Ruskin. Quelles sont ses vues directrices ? Il est parti de l’amour de la nature, et de l’admiration de Turner, considéré comme plus naturel que les paysagistes classiques à la Claude Lorrain. Sa base, c’est alors une espèce de rousseauisme, dont il fait bénéficier un grand peintre qui eût peut-être laissé Jean-Jacques indifférent. Puis il découvre les primitifs italiens, d’abord au Louvre, puis en Italie même. C’est le second stade. Ruskin devient l’apôtre du primitivisme. Il se rattache au romantisme, tel que le comprenaient Schlegel et Mme de Staël, c’est-à-dire comme le culte du moyen âge, opposé à celui de l’esprit helléno-Iatin. Son amour du moyen âge, collaborant avec son puritanisme natif conduisent Ruskin à une théorie religieuse de l’art. Pour lui, la religion, la moralité sont les conditions nécessaires de l’art, qui ne peut prospérer qu’aux âges de vertu et de foi. Son antipathie pour le classique et son goût du mysticisme le rendent tout à fait injuste pour ce qu’il appelle le « poison de la Renaissance », non seulement pour l’art de cette époque, mais pour l’humanisme et le rationalisme qu’elle nous a rendus. Partisan de l’innocence et de l’idylle, Ruskin déteste l’esprit moderne, la science, l’économie politique, la finance, l’industrie et le machinisme. Il prêche le retour à la nature, à la vie champêtre, avec un esthétisme approprié : fabrication à la main des toiles, dentelles et objets divers, où l’artisan peut mettre sa marque, ce qui lui permet de n’être plus seulement un rouage et un instrument, mais de redevenir un homme. Ruskin a enseigné une espèce de socialisme naturaliste, moral et esthétique : l’union de ces trois termes résume toute sa pensée.
Il y a évidemment dans tout cela du bon et du mauvais. En général, Ruskin est excellent quand il affirme, contestable ou ruineux quand il nie. Il a eu raison de célébrer le prodigieux génie de Turner : Claude Lorrain et Poussin n’en gardent pas moins leur mérite. Il a vraiment conquis une province nouvelle, en révélant les primitifs. Il a dit sur le gothique des choses justes et profondes. Mais on peut partager ces admirations de Ruskin, sans le suivre dans son dénigrement de l’Antique, de la Renaissance et de l’esprit moderne. Il a raison de présenter l’art comme une chose hautement noble et sérieuse : nous repoussons comme lui le scepticisme et la frivolité des faux amateurs ; mais s’il faut à l’artiste un idéal élevé, ce n’est pas obligatoirement l’idéal naïvement mystique que préconise Ruskin : la Renaissance en avait un, tout comme le moyen âge, et qui valait mieux. Enfin, Ruskin a rendu de grands services en dénonçant certaines laideurs de notre temps, en protégeant les paysages, en prêchant la Beauté et l’éducation du peuple à ses contemporains, qui ne s’en souciaient peut-être pas suffisamment. Mais il a tort d’exécrer à ce point le progrès scientifique et industriel. Ces machines, qu’il maudit, peuvent avoir des inconvénients passagers : elles émanciperont l’homme, en abrégeant le travail, en lui fournissant des esclaves de fer ou d’acier… Et n’oublions pas en France que Ruskin nous témoigna en 1870 une amitié agissante, qu’il fut alors d’un comité pour le ravitaillement de Paris, avec Huxley et John Lubbock, et qu’il célébra de nouveau à cette époque, avec une particulière tendresse, nos cathédrales déjà menacées par l’ennemi…
P. S.
Le Temps, 14 février 1919

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