Le centenaire de Ruskin
On vient de célébrer en Angleterre le centenaire de la
naissance de John Ruskin, l’illustre auteur des Peintres modernes, des Sept
lampes de l’architecture, des Pierres
de Venise, des Matinées à Florence,
de la Bible d’Amiens, et de tant d’autres
ouvrages qui ont tenu une si grande place dans le mouvement des idées au
dix-neuvième siècle. La plupart sont aujourd’hui traduits en français, et
Ruskin a trouvé chez nous des commentateurs et admirateurs passionnés, au premier
rang desquels il faut citer MM. Marcel Proust et Robert de La Sizeranne. Dans
son curieux roman, Du côté de chez Swann,
M. Marcel Proust n’imite pas précisément le style de Ruskin, mais il
adopte la même manière, ample et touffue, parfois presque inextricable comme
une forêt, et colorée, éclatante, féerique comme un feu d’artifice de Turner. Ruskin
est un des plus originaux parmi les prosateurs anglais, un grand poète en prose.
Il a exercé une influence directe et puissante sur l’esprit public dans son
pays et au dehors, ainsi que sur de nombreux artistes. Ce n’était pourtant qu’un
simple critique. Il n’en a pas moins été le véritable chef de l’école préraphaélite,
et William Morris a écrit à propos des Pierres
de Venise : « À quelques-uns d’entre nous, lorsque nous le lûmes pour
la première fois, il sembla que ce livre nous montrait une route nouvelle où le
monde allait marcher désormais. »
On ne peut entreprendre en quelques lignes une véritable
étude sur l’œuvre immense de John Ruskin. Quelles sont ses vues directrices ?
Il est parti de l’amour de la nature, et de l’admiration de Turner, considéré
comme plus naturel que les paysagistes classiques à la Claude Lorrain. Sa base,
c’est alors une espèce de rousseauisme, dont il fait bénéficier un grand
peintre qui eût peut-être laissé Jean-Jacques indifférent. Puis il découvre les
primitifs italiens, d’abord au Louvre, puis en Italie même. C’est le second
stade. Ruskin devient l’apôtre du primitivisme. Il se rattache au romantisme, tel
que le comprenaient Schlegel et Mme de Staël, c’est-à-dire
comme le culte du moyen âge, opposé à celui de l’esprit helléno-Iatin. Son
amour du moyen âge, collaborant avec son puritanisme natif conduisent Ruskin à
une théorie religieuse de l’art. Pour lui, la religion, la moralité sont les
conditions nécessaires de l’art, qui ne peut prospérer qu’aux âges de vertu et
de foi. Son antipathie pour le classique et son goût du mysticisme le rendent
tout à fait injuste pour ce qu’il appelle le « poison de la Renaissance »,
non seulement pour l’art de cette époque, mais pour l’humanisme et le rationalisme
qu’elle nous a rendus. Partisan de l’innocence et de l’idylle, Ruskin déteste l’esprit
moderne, la science, l’économie politique, la finance, l’industrie et le
machinisme. Il prêche le retour à la nature, à la vie champêtre, avec un
esthétisme approprié : fabrication à la main des toiles, dentelles et
objets divers, où l’artisan peut mettre sa marque, ce qui lui permet de n’être
plus seulement un rouage et un instrument, mais de redevenir un homme. Ruskin a
enseigné une espèce de socialisme naturaliste, moral et esthétique : l’union
de ces trois termes résume toute sa pensée.
Il y a évidemment dans tout cela du bon et du mauvais. En général,
Ruskin est excellent quand il affirme, contestable ou ruineux quand il nie. Il a
eu raison de célébrer le prodigieux génie de Turner : Claude Lorrain et
Poussin n’en gardent pas moins leur mérite. Il a vraiment conquis une province
nouvelle, en révélant les primitifs. Il a dit sur le gothique des choses justes
et profondes. Mais on peut partager ces admirations de Ruskin, sans le suivre
dans son dénigrement de l’Antique, de la Renaissance et de l’esprit moderne. Il
a raison de présenter l’art comme une chose hautement noble et sérieuse :
nous repoussons comme lui le scepticisme et la frivolité des faux amateurs ;
mais s’il faut à l’artiste un idéal élevé, ce n’est pas obligatoirement l’idéal
naïvement mystique que préconise Ruskin : la Renaissance en avait un, tout
comme le moyen âge, et qui valait mieux. Enfin, Ruskin a rendu de grands
services en dénonçant certaines laideurs de notre temps, en protégeant les
paysages, en prêchant la Beauté et l’éducation du peuple à ses contemporains, qui
ne s’en souciaient peut-être pas suffisamment. Mais il a tort d’exécrer à ce
point le progrès scientifique et industriel. Ces machines, qu’il maudit, peuvent
avoir des inconvénients passagers : elles émanciperont l’homme, en
abrégeant le travail, en lui fournissant des esclaves de fer ou d’acier… Et n’oublions
pas en France que Ruskin nous témoigna en 1870 une amitié agissante, qu’il fut
alors d’un comité pour le ravitaillement de Paris, avec Huxley et John Lubbock,
et qu’il célébra de nouveau à cette époque, avec une particulière tendresse, nos
cathédrales déjà menacées par l’ennemi…
P. S.
Le Temps, 14 février 1919
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