jeudi 31 janvier 2013

Philip Roth et le comédien qui a perdu sa magie


Trois actes, et baissez le rideau ! Une tragédie classique, en somme, pour l'avant-dernier roman traduit en français de Philip Roth. Bref et percutant, une descente aux enfers interrompue par une rémission. Premier acte : Simon Axler, comédien de grand talent, découvre qu’il n’est plus capable de s’exprimer sur scène. « Il avait perdu sa magie. » Deuxième acte : Pegeen, dont les parents sont des amis, s’entiche de lui alors qu’elle était lesbienne. « Les perspectives de l’un et de l’autre avaient radicalement changé. » Troisième acte : « “C’est fini”, annonça Pegeen à Axler. »
La mécanique est implacable. Du jour où Axler comprend qu’il est un acteur fini, que « ça sonne faux », il sombre dans la dépression, tout en continuant de temps à autre à jouer un rôle. Il en changera d’ailleurs au fil du roman, selon les moments : patient obéissant, amant attentif, homme déçu, autant de personnages dont il adopte la manière d’être comme il l’a fait sur scène. Il se demande même parfois s’il ne devrait pas renforcer tel ou tel aspect du caractère affiché. Il est resté, malgré lui, l’homme capable de se plier aux contraintes d’une situation, et d’en jouer. Même si cela fonctionne dorénavant moins bien avec Shakespeare : « Il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdi, et il n’arrivait pas à jouer le Shakespeare assourdissant, or il avait joué Shakespeare toute sa vie. »
Axler est entré dans sa dernière pièce et, si Camus ne s’en était pas déjà servi, La chute eût été un titre formidable. Bien meilleur que Le rabaissement, qui n’est pas à la hauteur d’un roman où le personnage principal se débat dans une situation insupportable. L’âge en est bien sûr responsable pour une grande partie, bien qu’il ne soit que dans la soixantaine. Mais les véritables raisons de ce coup de mou qui dure sont peut-être ailleurs. Il les cherchera en vain lors d’un séjour en hôpital psychiatrique. Le remède à son état n’est pas plus facile à déterminer. Probablement les antidépresseurs l’aident-ils à dormir et à éloigner de lui l’angoisse qui lui faisait entrevoir le suicide. Probablement aussi les confidences d’une autre patiente, qui va jusqu’à lui demander de tuer son mari coupable d’avoir violé leur petite fille, lui redonnent-elles une certaine confiance en lui. Pas assez pour reprendre son métier. Mais de quoi séduire Pegeen, ou au moins accepter d’entrer dans cette relation improbable puisque l’âge et leurs habitudes sexuelles les séparent.
Si Axler était moins lucide, il n’aurait pas conscience de sa soudaine médiocrité. Il faut avoir eu du talent pour reconnaître un jour qu’on l’a égaré quelque part, et qu’on ne le retrouvera peut-être jamais. Philip Roth, à travers ce personnage de comédien, semble conjurer la peur de devenir un écrivain banal. Il n’en est pas là – heureux lecteurs ! S’il reconnaît volontiers, à 78 ans, ne plus trouver en lui l’énergie nécessaire à d’amples constructions romanesques, il fait toujours merveille dans l’élaboration de livres comme celui-ci. Rondement mené, le temps d’une représentation, Le rabaissement touche là où ça fait mal, rappelle que la vie est facétieuse et offre des sursis inattendus, mais aussi que personne ne peut empêcher sa propre chute finale. Une leçon morale et littéraire.

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