Régis Jauffret, c'est parfois celui par qui le scandale arrive. Plusieurs de ses romans en effet, et particulièrement ces dernières années, sont sortis de la rubrique littérature pour passer dans la chronique judiciaire. Qu'on le regrette ou pas, les choses sont ainsi. Mais ne mélangeons pas tout, même si Cannibales, son nouveau roman à paraître dans une dizaine de jours, est encore une histoire d'amour qui franchit allègrement les limites de ce qu'on appelle la normalité - en supposant que celle-ci existe, personne à ma connaissance ne l'ayant encore prouvé de manière convaincante. A propos d'amour et d'histoire d'amour, je ressorts des rayons de la bibliothèque un autre roman, paru en 1998, dont le titre est tout naturellement... Histoire d'amour. Ce que j'en avais pensé à sa parution, et les premières lignes en prime.
Il est des livres dont on ressort un peu poisseux, avec l’envie
de courir sous la douche pour se rincer du malaise qu’ils ont fait naître en
nous. Mais rien ne peut nettoyer les traces d’Histoire d’amour, le cinquième roman de Régis Jauffret.
Si l’on s’en tient aux faits, pour lesquels le narrateur
fera un peu de prison, c’est l’histoire d’un viol. Un homme suit une femme
jusque chez elle, pénètre dans son appartement, la fait boire, en abuse. Sophie
Galot, puisque tel est son nom, profite de ce qu’il s’est endormi pour appeler
la police. On l’emmène, on le jette en prison, et après deux mois il en sort
parce que Sophie a retiré sa plainte.
Un soir, il revient chez elle, les choses recommencent. Elle
lui oppose une molle résistance, qui sera parfois plus vive à d’autres
occasions, car il répète sans cesse ce viol. Elle change de travail, déménage, se
cache, il la retrouve toujours, s’il le faut en allant chez ses parents – au
passage, il violera aussi sa mère –, après un temps plus ou moins long.
Ils finissent, très curieusement, par se marier, et le « oui »
qu’elle murmure lors de la cérémonie à la mairie – un petit oui mou et veule – est
sur le même registre que sa relative passivité quand il la forçait, son
incapacité à dire vraiment non.
Vue de l’extérieur, l’histoire peut se résumer ainsi.
Mais, précisément, elle est écrite d’un point de vue
intérieur, puisque c’est le violeur qui raconte. Et il n’a pas le sentiment de
commettre des actes vraiment violents, même s’il lui arrive de s’excuser après
avoir quelque peu brutalisé Sophie quand elle l’a irrité. Il est mû par un seul
sentiment : l’amour, bien plus que le désir.
Ce dont il rêve, c’est que Sophie s’habitue à lui, qu’ils
vivent ensemble, qu’ils partagent un appartement… Rêve de fou, mais pas si fou
peut-être – la fin semble presque justifier tout le reste, l’injustifiable.
Entre violence et émotion, le roman de Régis Jauffret refuse
de choisir. Humain, trop humain, il se tient sur le fil du rasoir et donne le
vertige. Ainsi donc, même dans des actes aussi insensés, il y aurait une logique ?
Attention : l’auteur ne cherche pas non plus à excuser son personnage.
Le plus troublant, c’est qu’il n’y a aucun jugement dans sa démarche
fictionnelle. Seulement ce malaise devant des sentiments que l’on aurait sans
doute préféré ne pas voir, et les voici en face de nous…
Un matin, je l’ai vue assise en face de moi dans le wagon de métro qui me ramenait du lycée. J’ai tout de suite compris qu’elle serait ma femme. Sa poitrine était grosse, je me la figurais ferme, avec des aréoles d’un beau rose. Sous son pull, il me semblait que le ventre était plat, élastique, et qu’il se terminait par une pilosité abondante. J’imaginais son sexe chaud, sec, collé au sous-vêtement. Quand elle s’est levée et qu’elle est descendue sur le quai, je l’ai suivie. Elle a pris la rue St-André-des-Arts, elle s’est arrêtée pour acheter un croissant. Elle a bifurqué, et elle a débouché boulevard St-Germain. Elle est entrée dans une boutique. Je n’ai pas osé lui emboîter le pas, je suis resté un moment à l’épier devant la vitrine. Il n’y avait encore aucune cliente, elle rangeait des robes sur des cintres. Quand j’en ai eu assez d’être debout, je me suis installé à la terrasse vitrée d’un café voisin et j’ai attendu de la voir ressortir. Elle n’est apparue qu’à dix-sept heures trente, je l’ai prise aussitôt en filature.
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