samedi 27 août 2016

14-18, Albert Londres : «Gorizia, c’est le Colmar des Italiens»



À Gorizia reconquise

(De notre envoyé spécial.)
Gorizia, … août.
Figurez-vous que nous ayons repris Colmar.
Nous passerions la frontière. Nous lirions, tout le long de la route qui semblerait très large, des affiches en allemand, nous rencontrerions sur les places publiques les statues des grands hommes du peuple ravisseur, seulement l’inscription serait changée. On verrait, par exemple, imprimé de frais, sur le socle : « À Maximilien, en souvenir du barbare qu’il fut. » Mais Maximilien ? C’est de l’Autriche, ça ? Je ne suis pas en Alsace, mais dans la Vénétie et ce n’est pas à Colmar, mais à Gorizia que je rentre.
Gorizia, c’est, moralement, le Colmar des Italiens.
Voilà dix mois que, des positions qu’ils occupaient, des Italiens, nos frères, plongeaient sur Gorizia. Ils ne pouvaient la bombarder, puisqu’aux mains des autres, elle était encore la leur. On ne saigne pas facilement ce qui laisserait couler le même sang que le sien. Ils ne la distingueraient qu’à peine, ils la trouvaient belle, pourtant !
Les Italiens, nos frères, ne sont plus les soldats à plume que vous voyez dans les atlas. Leurs vêtements vert de gris semblent aujourd’hui donner le ton de leur âme. Cette race au sang chaud se bat froidement.

L’assaut du Sabotino

Les Italiens regardaient donc Gorizia. Un jour, ils se sont dit : « Tant pis ! il faut la prendre. » Comme ils savaient que s’ils s’emparaient d’un des monts qui protégeaient la ville, ils rentreraient dans la ville, ils se sont mis subitement à foncer dessus. Il s’appelait le Sabotino. Il ressemble maintenant à un cadavre calciné. Ils y allèrent avec tous leurs canons et en plus les bombardes, nouvel engin plus gros qu’un enfant de dix ans et qui se lance de cinq cents à huit cents mètres et qui déchiquette comme pas un.
« Et en avant ! » cria le chef italien qui voyait devant lui la ville italienne. Et depuis ce cri, cela dura quarante minutes. Ils partirent du pied du mont pour le sommet. Ils n’ont plus de plume, mais ils avaient des ailes. C’était atrocement sanglant. Les Autrichiens dominaient. À l’assaut d’une montagne, même en le battant, on a toujours l’ennemi sur le crâne. Ça dura jusqu’au faîte : quarante minutes.
Et du sommet, ils virent l’Isonzo. Il coulait dans son décor de burg à la Hugo, et ils virent les ponts, les ponts qui conduisaient à Gorizia. Il y en avait deux, celui du chemin de fer et l’autre. Celui du chemin de fer sauta. C’est donc qu’ils étaient vainqueurs ? C’est donc que les Autrichiens s’en allaient ? Ils s’en allaient. « Tous sur l’autre pont tant qu’il tient. Faites passer la cavalerie. » Et ils dévalèrent du Sabotino. Et ils trempèrent leurs pieds dans l’Isonzo, et la cavalerie passait. Mais les Autrichiens battaient le pont. Il était pris aussi de la maladie des tumeurs blanches. Il disparaissait sous les nuages et l’on voyait déjà la cavalerie dégringoler de trente mètres de haut dans l’Isonzo. Non ! le pont tenait. Tout traversait. Ceux qui savaient nager franchissaient à la nage. C’est que c’était pour arriver à Gorizia !

Coup d’œil sur la ville

Gorizia ! m’y voici. Les deux cadavres de soldats italiens qui, comme deux victimes offertes aux dieux favorables, barraient la route, n’y sont plus. On n’en montre plus que la place. Il pleut. La ville est verte. Tout est d’abord fermé. La première rue porte sur un calicot blanc : « Via Vittorio-Emanuele III ». Il y avait, avant, « via François-Joseph ». Le nom des rues, même celui de la rue François-Joseph, était en italien. Il fallait bien que la population comprît ! Il y a de l’herbe par terre, sur les trottoirs, sur la chaussée, entre les pierres du pavage. Il y a de grands liserons sauvages qui ont poussé contre les volets fermés, il y a de la mousse sur les marches des portes, et de la rouille sur les loquets. Depuis un an, les hommes étant partis, la nature a continué toute seule à vivre. Il y a des enseignes qui ont perdu des clous et qui pendent, d’autres qui ont perdu des lettres et qui ne veulent plus rien dire. Il y a des balcons où personne ne s’appuie plus, et des sonnettes que nulle main ne tire. Et dans le jardin, il y a des bancs qui sont pourtant bien cachés et qui n’entendent plus de baisers. Mais voyons ! Tu te trompes ? Quelle est cette mélancolie qui coule sur toi ? Tu es à Gorizia, mon ami, c’est la première ville conquise que tu vois. Tout doit être gai. On doit y chanter, y rire, y porter des toasts. Regarde donc.
Je marche sur ce trottoir, c’est dans une belle avenue. Il y a trois ou quatre soldats sévères qu’on dirait être des Français avec leur casque tout pareil. Ils ne rient pas. Je longe les maisons, je les examine une à une, 40, 42, 44, ah ! Voici un magasin qui n’est pas fermé. C’est une pharmacie. Le pharmacien est un pur Italien, il a tenu bon. Il a ouvert sa boutique chaque matin, pour l’honneur. Il en fut récompensé : le premier, il a vu rentrer les soldats de sa patrie. Il n’en quitte plus le pas de sa porte. Il a le ventre en avant. On dirait qu’il a avalé toutes ses pilules en ayant eu soin auparavant de les peindre aux couleurs italiennes. Mais les autres maisons ? Toutes mortes, toutes ternies. C’étaient pourtant des demeures heureuses ! Ils donneraient cher, ceux qui les ont habitées et qui pensent à elles, pour être à ma place, moi qui, ce matin, peux les voir !
C’est de toute la tristesse des absences que cette victoire est triste !

La première visite du roi

Il n’y a pas de canonnade, de la fusillade seulement. C’est plus en harmonie avec l’âme effarée de la ville. L’air semble être un papier tendu où de tous côtés, à chaque instant, on donnerait des coups d’épingle. Ce sont des coups de fusil.
Le roi qui, dès le début de la guerre, passe au travers, arrive sur la place. Le roi ! Où est le cortège ? Où le palefroi ? Où les hérauts d’armes ? Un roi qui, pour la première fois, rentre dans la ville conquise, est au moins suivi de prisonniers enchaînés ! Où sont les buccins ?
Il descend de son auto crottée. Un seul autre homme l’accompagne. Ils ne savent pas, tout d’abord, où aller. Ils ne connaissent pas le chemin. Ils se décident pour une rue qui, plus large que les autres, a l’air de conduire à un centre. Ils la prennent. Il y a toujours des coups d’épingle dans l’air. Et sous la pluie, ils marcheront sans rencontrer un chien.

Le Petit Journal, 27 août 1916.

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