À Gorizia reconquise
(De notre envoyé spécial.)
Gorizia, … août.
Figurez-vous que nous ayons repris Colmar.
Nous passerions la frontière. Nous lirions, tout le long de
la route qui semblerait très large, des affiches en allemand, nous
rencontrerions sur les places publiques les statues des grands hommes du peuple
ravisseur, seulement l’inscription serait changée. On verrait, par exemple,
imprimé de frais, sur le socle : « À Maximilien, en souvenir du
barbare qu’il fut. » Mais Maximilien ? C’est de l’Autriche, ça ?
Je ne suis pas en Alsace, mais dans la Vénétie et ce n’est pas à Colmar, mais à
Gorizia que je rentre.
Gorizia, c’est, moralement, le Colmar des Italiens.
Voilà dix mois que, des positions qu’ils occupaient, des
Italiens, nos frères, plongeaient sur Gorizia. Ils ne pouvaient la bombarder,
puisqu’aux mains des autres, elle était encore la leur. On ne saigne pas
facilement ce qui laisserait couler le même sang que le sien. Ils ne la distingueraient
qu’à peine, ils la trouvaient belle, pourtant !
Les Italiens, nos frères, ne sont plus les soldats à plume
que vous voyez dans les atlas. Leurs vêtements vert de gris semblent
aujourd’hui donner le ton de leur âme. Cette race au sang chaud se bat
froidement.
L’assaut du Sabotino
Les Italiens regardaient donc Gorizia. Un jour, ils se sont
dit : « Tant pis ! il faut la prendre. » Comme ils savaient
que s’ils s’emparaient d’un des monts qui protégeaient la ville, ils
rentreraient dans la ville, ils se sont mis subitement à foncer dessus. Il
s’appelait le Sabotino. Il ressemble maintenant à un cadavre calciné. Ils y
allèrent avec tous leurs canons et en plus les bombardes, nouvel engin plus
gros qu’un enfant de dix ans et qui se lance de cinq cents à huit cents mètres
et qui déchiquette comme pas un.
« Et en avant ! » cria le chef italien qui
voyait devant lui la ville italienne. Et depuis ce cri, cela dura quarante
minutes. Ils partirent du pied du mont pour le sommet. Ils n’ont plus de plume,
mais ils avaient des ailes. C’était atrocement sanglant. Les Autrichiens
dominaient. À l’assaut d’une montagne, même en le battant, on a toujours
l’ennemi sur le crâne. Ça dura jusqu’au faîte : quarante minutes.
Et du sommet, ils virent l’Isonzo. Il coulait dans son décor
de burg à la Hugo, et ils virent les ponts, les ponts qui conduisaient à
Gorizia. Il y en avait deux, celui du chemin de fer et l’autre. Celui du chemin
de fer sauta. C’est donc qu’ils étaient vainqueurs ? C’est donc que les
Autrichiens s’en allaient ? Ils s’en allaient. « Tous sur l’autre
pont tant qu’il tient. Faites passer la cavalerie. » Et ils dévalèrent du
Sabotino. Et ils trempèrent leurs pieds dans l’Isonzo, et la cavalerie passait.
Mais les Autrichiens battaient le pont. Il était pris aussi de la maladie des
tumeurs blanches. Il disparaissait sous les nuages et l’on voyait déjà la
cavalerie dégringoler de trente mètres de haut dans l’Isonzo. Non ! le
pont tenait. Tout traversait. Ceux qui savaient nager franchissaient à la nage.
C’est que c’était pour arriver à Gorizia !
Coup d’œil sur la
ville
Gorizia ! m’y voici. Les deux cadavres de soldats
italiens qui, comme deux victimes offertes aux dieux favorables, barraient la
route, n’y sont plus. On n’en montre plus que la place. Il pleut. La ville est
verte. Tout est d’abord fermé. La première rue porte sur un calicot
blanc : « Via Vittorio-Emanuele III ». Il y avait, avant,
« via François-Joseph ». Le nom des rues, même celui de la rue
François-Joseph, était en italien. Il fallait bien que la population
comprît ! Il y a de l’herbe par terre, sur les trottoirs, sur la chaussée,
entre les pierres du pavage. Il y a de grands liserons sauvages qui ont poussé
contre les volets fermés, il y a de la mousse sur les marches des portes, et de
la rouille sur les loquets. Depuis un an, les hommes étant partis, la nature a
continué toute seule à vivre. Il y a des enseignes qui ont perdu des clous et
qui pendent, d’autres qui ont perdu des lettres et qui ne veulent plus rien
dire. Il y a des balcons où personne ne s’appuie plus, et des sonnettes que
nulle main ne tire. Et dans le jardin, il y a des bancs qui sont pourtant bien
cachés et qui n’entendent plus de baisers. Mais voyons ! Tu te trompes ?
Quelle est cette mélancolie qui coule sur toi ? Tu es à Gorizia, mon ami,
c’est la première ville conquise que tu vois. Tout doit être gai. On doit y
chanter, y rire, y porter des toasts. Regarde donc.
Je marche sur ce trottoir, c’est dans une belle avenue. Il y
a trois ou quatre soldats sévères qu’on dirait être des Français avec leur
casque tout pareil. Ils ne rient pas. Je longe les maisons, je les examine une
à une, 40, 42, 44, ah ! Voici un magasin qui n’est pas fermé. C’est une
pharmacie. Le pharmacien est un pur Italien, il a tenu bon. Il a ouvert sa
boutique chaque matin, pour l’honneur. Il en fut récompensé : le premier,
il a vu rentrer les soldats de sa patrie. Il n’en quitte plus le pas de sa
porte. Il a le ventre en avant. On dirait qu’il a avalé toutes ses pilules en
ayant eu soin auparavant de les peindre aux couleurs italiennes. Mais les
autres maisons ? Toutes mortes, toutes ternies. C’étaient pourtant des
demeures heureuses ! Ils donneraient cher, ceux qui les ont habitées et
qui pensent à elles, pour être à ma place, moi qui, ce matin, peux les voir !
C’est de toute la tristesse des absences que cette victoire
est triste !
La première visite du
roi
Il n’y a pas de canonnade, de la fusillade seulement. C’est
plus en harmonie avec l’âme effarée de la ville. L’air semble être un papier
tendu où de tous côtés, à chaque instant, on donnerait des coups d’épingle. Ce
sont des coups de fusil.
Le roi qui, dès le début de la guerre, passe au travers,
arrive sur la place. Le roi ! Où est le cortège ? Où le palefroi ?
Où les hérauts d’armes ? Un roi qui, pour la première fois, rentre dans la
ville conquise, est au moins suivi de prisonniers enchaînés ! Où sont les
buccins ?
Il descend de son auto crottée. Un seul autre homme l’accompagne.
Ils ne savent pas, tout d’abord, où aller. Ils ne connaissent pas le chemin.
Ils se décident pour une rue qui, plus large que les autres, a l’air de
conduire à un centre. Ils la prennent. Il y a toujours des coups d’épingle dans
l’air. Et sous la pluie, ils marcheront sans rencontrer un chien.
Le Petit Journal, 27 août 1916.
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