vendredi 9 septembre 2016

Emmanuel Carrère relit le Nouveau Testament

Et Emmanuel Carrère vint. Un peu plus tôt que prévu lors de la première publication du Royaume : son éditeur avait cédé devant le déferlement d’articles et d’entretiens et a avancé de deux semaines une mise en vente annoncée pour le 11 septembre 2014. Un peu comme si, toutes proportions gardées, Jésus naissait deux semaines avant Noël. Ou comme si Luc, celui de l’évangile, « qui se veut historien, fournisseur de données fiables et vérifiables », avait manipulé les dates d’un recensement qui a eu lieu dix ans après la mort d’Hérode pour envoyer Marie et Joseph à Bethléem où doit naître l’enfant. « C’est une erreur classique de scénariste : s’acharner à résoudre une incohérence sur laquelle tous les efforts qu’on déploie ne font qu’attirer l’attention, en sorte qu’elle se voit comme le nez au milieu de la figure ».
En vérité, Emmanuel Carrère nous le dit, Luc a accompli cette manipulation et quelques autres, en romancier plutôt qu’en historien. En excellent romancier, puisque ses meilleures scènes sont inoubliables.
Le Royaume parle donc de cela : le Nouveau Testament, les apôtres, le Christ, la constitution d’une Eglise destinée à durer, et qui dure encore. Mais dans une perspective qui mêle la fiction au rationalisme : « si je suis libre d’inventer c’est à la condition de dire que j’invente, en marquant aussi scrupuleusement que Renan les degrés du certain, du probable, du possible et, juste avant le carrément exclu, du pas impossible, territoire où se déploie une grande partie de ce livre. »
Dans cette mise en perspective, Emmanuel Carrère se place en personnage. Il n’écrit plus de fiction depuis quinze ans mais n’en dédaigne pas les mécanismes. Et il porte un grand intérêt à ses rapports avec ce dont il parle. Dans ce cas précis, c’est intéressant : il a vécu, au début des années 1990, une période de foi intense pendant laquelle il a écrit chaque jour des commentaires sur l’évangile selon saint Jean, respectant les prescriptions du christianisme : la prière et la messe quotidiennes, le mariage à l’église, le baptême de ses fils… Puis cela lui est passé, mais il valait la peine d’observer, vingt ans plus tard, qui il était alors. Et de superposer son propre parcours à celui de Paul et de Luc, les premiers Chrétiens auxquels il s’intéresse le plus dans Le Royaume, sans négliger une foule de personnages qui, à leur manière, ont changé le monde.
Ce livre composite est, à certains égards, passionnant et même drôle. A l’usage de lecteurs qui n’ont guère fréquenté le Nouveau Testament et les écrits des historiens de l’époque, il trouve des raccourcis audacieux entre les premiers temps de notre ère et des faits plus proches de nous. Paul est pour Jacques (réputé être le frère de Jésus) « l’équivalent de Trostky pour Staline ». Titus, généralissime romain pour l’Orient, écrase Israël : « Les terroristes, comme l’a dit Vladimir Poutine dans le contexte assez voisin de la Tchétchénie, devaient être butés jusque dans les chiottes. » L’hypothèse de la disparition du corps du Christ qui ne se trouve plus dans son tombeau pourrait, plutôt qu’une conséquence de sa résurrection, avoir été l’œuvre de l’autorité romaine, « soucieuse comme le commando américain qui a anéanti Oussama ben Laden d’éviter qu’un culte se propage autour de sa dépouille ». On pourrait multiplier les exemples, ils abondent, et faire aussi le détour par Philip K. Dick, sur qui Emmanuel Carrère a écrit un livre et dont la fin de vie a été mystique…
A d’autres égards, ou plutôt à d’autres moments, l’écrivain installe un ennui élégant, quand il interroge le Nouveau Testament avec sérieux. Mais probablement le sérieux et l’ennui étaient-il, d’une certaine manière, une part indispensable du projet littéraire.

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