C’est l’offensive !
(De notre envoyé spécial.)
Cozani,
16 septembre.
(Réexpédiée d’Athènes.)
C’est bien le châtiment qui commence.
Dans ces villages macédoniens où ils étaient installés, sur
ces routes où ils marchaient en possesseurs, ce sont maintenant leurs canons
abandonnés que l’on voit, et leurs blessés que je trouve saignants. Ils n’ont
pas fait sauter l’âme des uns, ils n’ont pas bandé l’âme des autres, ils ont
reçu le coup en pleine poitrine. C’est à l’aile gauche de l’armée d’Orient que
la pièce débute, entre Florina et Sarovitch.
Onze heures du soir : nous arrivons à Cozani. Tout ce
que nous savons, c’est que depuis 36 heures l’offensive générale est
déclenchée. Nous venons de Larissa.
C’est par cette route-là que les uhlans d’abord, les
Bulgares ensuite, avaient décidé ces semaines dernières de descendre en amis en
vieille Grèce. La Macédoine ne leur suffisait plus. Puis, ce leur eût été plus
facile de tourner nos forces, puis ils étaient tellement les camarades de l’Hellade
qu’ils voulaient parvenir jusqu’à son cœur.
Ce sont les Russes
Cozani était une des oreilles de l’armée d’Orient. Au
carrefour de trois grandes routes, elle apportait l’écho de tous les pas
mystérieux qui résonnent dans la région, les pas des comitadjis, des cavaliers
allemands, des soldats bulgares, des noctambules grecs. Ces pas, ce soir, ont
disparu de l’écho. De très loin, on n’en perçoit plus qu’un. Il est lourd et
sans réplique : c’est celui des Russes.
Vous qui êtes loin de ces terres désolantes, pensez à la
réflexion où ces mots : « C’est celui des Russes » peuvent jeter
ceux qui marchent dans ces terres. Une autre nuit, le long d’une autre route,
ils entendront aussi : « C’est celui des Italiens », puis :
« C’est celui des Serbes », puis : « C’est celui des
Anglais », puis : « C’est celui des Français ». Soyez
tendres pour l’armée d’Orient qui, dévorée par les moustiques, lutte sans se
comprendre dans un pays où les passants ne déchiffreront pas les lettres de ses
épitaphes.
C’est l’offensive. À ces premières heures, au milieu des
montagnes, où elle a lieu, on ne voit pas encore clair. Nous filons sur la
route de Florina. Nous sommes au matin. Nous n’avons pas trouvé sur le chemin
un seul état-major. Ce front n’a pas de rapport avec ceux existant déjà. Aux
ailes surtout, il est tellement éloigné de sa base qu’entre deux groupes d’armée
on parcourt des régions où, en apparence, la paix s’étend. Florina est à près
de 180 kilomètres de Salonique. Sarrail semble avoir d’immense guides et
de son siège dirige ses chevaux, qui sont à perte de vue.
Vers Florina
C’est l’offensive. Que ceux qui, en France, l’attendaient,
en soient sûrs. Voici les premiers blessés bulgares. Blessés trouvés dans les
villages d’où les leurs viennent de déguerpir, blessés ramassés dans les
champs, blessés de l’offensive. Car si pour la souffrance physique il n’y a qu’une
sorte de blessés, pour la souffrance morale il y en a deux : ceux qui sont
à l’abri de l’avance de l’ennemi et ceux qui sont sous les pas du vainqueur.
Ceux-là semblent blessés deux fois, une fois à leur plaie, une fois à leurs
yeux. C’est l’offensive. Le regard des blessés bulgares le confirme. Les
nouvelles aussi, qui, sur la route, viennent au-devant de nous, mais ces
nouvelles ne veulent toujours pas que Florina soit occupée.
— Les Russes marchent le long du lac Prespa,
disent-elles, et laissent la ville.
Prespa est un lac caressant, oblong et bleu, il fait rêver à
des villégiatures d’anciens pachas. Les riches de Monastir viennent sur ses
bords y passer leurs jours de fête. Les riches de Monastir n’y viendront plus :
leurs jours de fête sont près de finir.
Florina est à dix-huit kilomètres de Monastir et les Russes
sont bien près de Florina. C’est un mouvement tournant qu’ils avaient fait du
côté du lac. L’action fut rapide. Ce ne fut pas la fusillade de tranchées. Sous
les bottes russes, les Bulgares sont sortis de leurs abris de terre. Les Russes
ont poussé, et deux régiments ont à peine pris le temps de céder pour se mettre
en déroute. Un troisième a suivi. Ils n’ont même pas tenté d’atteler les
chevaux à leur artillerie. Puisqu’ils en étaient à abandonner, ils ont aussi
abandonné les pièces. Ce fut une fuite certifiée par les marques les plus
authentiques inscrites sur le terrain : ambulances, blessés, matériel,
chevaux, artillerie. C’est vraiment à croire que les Russes ont traversé une
partie du monde, sont venus de Vladivostock à Marseille, de Marseille à
Salonique, pour se présenter devant eux, non en ennemis, mais en justiciers, et
que, lorsque les Bulgares, déserteurs et ingrats, qui désertèrent leur race et
renièrent leur mère, les ont aperçus, ils se sont enfuis pour ne pas rougir.
C’est la plaine qui rougit pour eux – avec leur sang.
C’est l’offensive…
Le Petit Journal, 19 septembre 1916.
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