À travers la Serbie héroïque
(De notre envoyé spécial)
Guewgélie, avril 1915.
De même qu’en tête de certains beaux livres, on commence le
texte par une magnifique majuscule, voici, au début de ces récits de Serbie,
l’anecdote du roi Pierre.
Elle n’est pas connue complètement. Si elle l’avait été je
l’aurais une fois de plus répétée : c’est un des refrains de la chanson de
geste qu’est l’histoire de ce pays.
Le 30 novembre 1914, Pierre Ier,
roi de Serbie, vieillard de soixante et onze ans, malade, apprend que les
Autrichiens sont à vingt kilomètres de Topola.
Topola, c’est le berceau des Karageorgevitch. C’est aussi
leur tombeau. C’est là que, sous les dalles d’une cathédrale serbo-byzantine,
Georges le Noir est en poussière. Georges le Noir, le paysan rude qui, en 1804,
leva contre le Turc l’étendard de la liberté. C’est le grand-père du roi
Pierre.
Pierre fait appeler son médecin.
— Monsieur le docteur, lui dit-il, vous m’avez bien
soigné, si bien, que je n’ai plus le droit d’être malade. Je vais aller voir
les Autrichiens.
Une personne royale inspirant toujours du respect, le
docteur, pour exprimer son opinion, prit congé du roi. Il entra dans une salle
où travaillaient deux officiers et leur dit :
— Messieurs, le roi est fou.
Le roi avait commandé les autos.
Sur des cannes, soutenu par des domestiques, il arriva au
perron de sa villa.
Le docteur le rejoignit.
— Majesté, vous ne pouvez faire deux pas. Où
allez-vous ?
— Monsieur le docteur, je vais d’abord à Nisch. Je vais
voir Pachitch.
La science dut s’incliner devant la couronne. Le docteur et
le roi partirent pour Nisch.
Pierre descendit à Nisch. Ses cannes déjà suffisaient à le
porter.
— Docteur, disait-il, regardez comme vous m’avez bien
soigné !
Il entra chez M. Pachitch, président du Conseil. Il
fallut le prier deux fois pour qu’il prît un siège. Il dit :
— Monsieur le président, les Autrichiens sont à vingt
kilomètres de Topola. Qu’est-ce que Karageorge penserait de moi ? Je vais
mourir ou chasser les Autrichiens.
Le président du conseil ne put se retirer, comme avait fait
le docteur. Il pensa simplement : « Le roi est fou. »
— Je ne permets pas qu’ils prennent Topola !
— Majesté, l’abandon ou la défense de Topola, cela
regarde l’état-major. Nous, nous n’y pouvons rien.
Le roi se leva et dit :
— Je vais sur le front.
Pierre arriva au grand quartier général. Il déjeuna. Il
disait :
— Quand j’ai quitté ma villa, j’avais deux cannes et
deux domestiques, à Nisch je n’avais plus que deux cannes, je sens que tout à
l’heure une seule me soutiendra.
Ce fut la fin du déjeuner. Le roi se leva, aidé de sa canne et dit de son ton de
commandement :
— Je vais aux tranchées.
Les généraux s’écrièrent :
— Majesté !
Pierre répondit :
— Je me mêle de ce qui me regarde.
— Voyons, papa, tu ne peux pas faire cela !
Le prince Georges, son premier fils, le prenait par le bras.
Le roi jeta sa canne.
— Ce bras-là, en effet, me suffit.
— Papa, cria le prince, tu n’es pas raisonnable, tu es
fou, mais moi non plus, je ne suis pas raisonnable, et je t’aime comme ça,
allons-y.
Ils arrivèrent aux tranchées.
Quand Pierre fut au milieu de ses soldats, il s’appuya sur
son fils et, les deux mains libres, leur cria :
— Enfants ! je viens avec vous défendre le berceau
des libertés de la Serbie. Vous avez fait deux serments de fidélité : l’un
au roi, l’autre à la patrie. Je vous délie du premier. Pour ce qui est du
second, je vous dis : Que ceux qui ne se sentent pas capables de le tenir
se retirent, les autres resteront avec moi !
— Vive le roi ! crièrent les enfants serbes.
— Alors, dit Pierre, qu’on me donne un fusil.
Le roi se mit en tirailleur et tira. À un moment il se leva
et, dans un grand cri : « Je vois les Autrichiens », dit-il. Le
troisième soldat à sa droite tomba mort, le cinquième à sa gauche, blessé. Il
brûla cinquante cartouches.
Sur tout le front on criait : « Le roi est dans
les tranchées ! le roi a pris un fusil ! »
Les Serbes, ivres, enlevèrent d’assaut les batteries et au
pas de course entrèrent dans l’Autrichien. Ils y allèrent à soixante kilomètres
par jour !
Le 15 décembre, Pierre arrivait à Belgrade. On
combattait encore. Le roi, dans la Métropole, alla prier.
Il était à genoux. Le bruit des balles et du canon ne
laissait pas le sanctuaire au silence. La tête dans les mains, le roi tâchait
de s’absorber. Un officier s’approcha du prie-Dieu.
— Majesté, lui dit-il, ils sont chassés !
Le roi sortit. Sur le parvis il cria :
— Frères ! Belgrade est libre !
Et s’avança vers le palais.
Le drapeau autrichien y flottait encore. Un officier grimpa
sur la porte, décrocha l’emblème et, revenant au roi, le jeta à ses pieds.
Pierre Ier, roi de Serbie, successeur de
Douchan, empereur des Balkans, compatriote du prince Marco, qui prenait avant
les batailles cent litres de vin, en donnait cinquante à son cheval et buvait
le reste, compétiteur de Michel Obranovitch qui, rencontrant le vali ottoman au
rendez-vous donné, lui lança : « Me voilà, te voilà, donc guerre aux
Turcs ! », petit-fils de Karageorge, le paysan au bras et au cœur
d’acier, qui tua son père pour demeurer dans sa patrie et pendit son frère
parce qu’il avait forfait à l’honneur ; Pierre Ier
s’écria :
— Je ne me suis jamais senti si jeune depuis la Loire.
Puis, s’avançant vers le drapeau, il marcha dessus et entra
chez lui.
*
* *
Trois guerres les unes sur les autres. Deux qui ne permirent
pas aux hommes de changer de vêtement, une troisième qui trouva encore le fusil
chaud de la seconde, ce n’était pas assez. Le typhus est sur la Serbie.
C’est à Salonique que l’on prend le train pour ce pays qui
reçoit la mort de tous côtés, et des armes et de l’air même qu’il respire. Et
c’est dès Salonique qu’il faut renoncer au bien-être du corps et de l’odorat.
Ce n’est pas dans un wagon, c’est dans du phénol et de la
naphtaline que vous entrez, et si vous avez suivi les prescriptions, vous avez
la peau enduite d’huile camphrée – ajoutons : d’huile rance camphrée.
Mais rien n’est triste qui se passe en chœur. Vous voyez la
figure du monsieur à qui le docteur dit : « Monsieur, vous avez déjà
deux poux. » Vous avez tous les voyageurs du couloir qui éternuent parce
qu’un Anglais sème flegmatiquement dans le passage le contenu d’une énorme
boîte de poudre insecticide. Vous avez la petite chanteuse, en route pour
Bucarest, qui n’a pas voulu mettre de la sale huile sur sa peau fine mais qui,
maintenant, en voudrait bien. Un médecin français lui donne un flacon, elle
baisse ses bas qui sont de soie, elle baisse aussi ses yeux, et les joues
rouges, se frictionne. Le voyage porte ses agréments.
Rien n’y manque. Vous avez la consternation de la dame qui
s’informe des mesures pour éviter le typhus et à laquelle on répond :
« Madame, il y a trois sortes de typhus : un qui se prend par les
petites bêtes ; un autre par la boisson ou le contact, il ne faut boire
que des liquides bouillis et ne rien toucher de sale ; quant au troisième,
il s’attrape par hasard… » Vous avez tous les gens qui, se croyant déjà
envahis par les parasites, se grattent les membres l’un après l’autre. Et, de
fait, on sent immédiatement des démangeaisons. Vous avez mon confrère italien
qui, toujours lyrique, écrit à son directeur : « Achille se
préservait avec son bouclier, c’était noble, moi je n’ai pour cuirasse qu’un
produit pharmaceutique, c’est dégoûtant ! » Et vous avez, par-dessus,
le contrôleur du train qui, héroïque par habitude, se paye la tête de chacun en
perçant ses trous dans les billets.
Nous arrivons ainsi à Guewgélie, la frontière gréco-serbe.
Une mission de cent médecins militaires français se dirige en quatre fois sur
la Serbie. Je voyage avec le troisième convoi. Il est deux heures. L’arrêt est
long à Guewgélie, on y déjeunera.
La mission est reçue officiellement par un capitaine. Nous
allons dans une auberge.
Un homme à belle barbe grise et qui porte un habit chamarré
de brandebourgs et de passementeries s’empresse autour des tables et ses
mollets sont recouverts de bottes souples à cuir ridé. Ses allures sont
dégagées. Il vous offre les œufs, les sort lui-même de leur coquille, court
chercher l’assiette de pain, vous la présente, vous fait un sourire et va
porter le pain à d’autres convives. Vous frappez. Vous voulez du sel : il
accourt. Il ne vous comprend pas. Vous montrez de loin la salière. Il sourit et
empressé vous approche l’objet. Il va à la cuisine. On le voit revenir avec une
pile d’assiettes. Il vous change la vôtre. Vous l’arrêtez, vous avez encore
cette coquille à y jeter. Il vous tend le creux de sa main et emporte vos
débris. Il y a trois grandes tables. Il en est ainsi pour chacune.
Le déjeuner est à sa fin. Le délégué du gouvernement se
lève. Il dit : « Messieurs, le vice-président de la Chambre,
l’éminent député Jouyovitch, veut vous souhaiter la bienvenue. » Et l’on
voit l’homme aux brandebourgs se planter au milieu de la salle.
Les gestes accompagnent ses paroles, c’est un orateur qui
parle. Il est tout droit. Il va avec l’aisance et l’habitude des grands hommes
de tribune.
Tout à l’heure vous l’aviez appelé, il se mettait à vos
ordres comme s’il avait été à votre service ; vous lui donniez vos
coquilles d’œufs dans la main ; il vous débouchait vos bouteilles, et
c’est le vice-président de l’Assemblée nationale.
Ainsi l’on doit recevoir ses hôtes en Serbie. Au XIVe siècle,
Douchan, empereur des Serbes, des Bulgares et des Grecs, vainqueur terrible qui
tuait ses chevaux quand à l’approche de l’ennemi la bête remuait l’oreille,
Douchan perdit la bataille parce qu’un soir, au dîner d’Uskub, la veille du
combat, absorbé, il resta sur son siège au lieu d’être prêt, le flacon en main,
à verser à plein bord le vin à ses convives.
(À suivre.)
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