Bernard Pivot fête aujourd'hui son quatre-vingtième anniversaire. Il était, tout à l'heure, en compagnie de ses pairs chez Drouant pour décerner, avec l'académie Goncourt, trois prix littéraires d'un coup, histoire que les nouvelles, le premier roman et la poésie ne passent pas inaperçus. Il fut un temps où il ne s'agissait que de bourses Goncourt, attribuées au fil de l'année dans l'un ou l'autre Festival du livre, selon les thèmes et les affinités. Rapatrier en un même lieu et le même jour une trilogie de ces récompenses ne fait pas que renforcer le parisianisme du monde de l'édition française. Cela permet aussi d'appâter les journalistes et de donner un plus grand éclat à des lauréats trop souvent relégués au deuxième rang en d'autres occasions.
Donc, c'était tout à l'heure, un peu après midi (donc avec un peu de retard sur l'horaire annoncé), et voici les noms des z-heureux-z-élus:
- Goncourt du premier roman: Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête (Actes Sud)
- Goncourt de la nouvelle: Patrice Franceschi. Première personne du singulier (Points)
- Goncourt de la poésie/Robert Sabatier: William Cliff
Le premier roman de Kamel Daoud avait beaucoup fait parler de lui au moment du "grand" Goncourt d'automne, il n'est pas vraiment surprenant qu'il n'ait pas été oublié aujourd'hui.
Quand on est algérien, comme l’est Kamel Daoud, comment lit-on L’étranger d’Albert Camus ? Avec le sentiment d’un manque flagrant : Meursault, le narrateur, a un nom, une mère, bref, une identité. Quand il devient un assassin, sur la plage, la victime est – et restera – un « Arabe », sans autre précision. Le déséquilibre est total. Encore fallait-il le percevoir et penser à rétablir une équivalence entre la victime et l’assassin.
C’est ce que fait Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, un roman paru en 2013 aux éditions algériennes barzakh et réédité en mai 2014 chez Actes Sud afin de lui offrir la diffusion qu’il méritait. L’initiative était excellente : le livre vient de recevoir coup sur coup les Prix François Mauriac et des Cinq Continents de la Francophonie, sans oublier sa présence dans les premières sélections des Prix Goncourt et Renaudot.
La première phrase de L’étranger est celle-ci : « Aujourd’hui, maman est morte. » Celle de Meursault, contre-enquête : « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. » Mais c’est d’après La chute, un autre roman d’Albert Camus, que se structure, dans un bar, un récit en forme de monologue qui se transforme en aveux.
Surtout, le narrateur fait mine de croire que l’auteur de L’étranger est Albert Meursault, c’est-à-dire l’assassin lui-même. Du roman qu’il a lu et relu après que Meriem, dont il était amoureux, lui en a donné un exemplaire, il fait ce résumé à l’attention de son interlocuteur (et à la nôtre) :
« Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’écrivain assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute, ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste. Cela te déstabilise, hein, que je résume ainsi ton livre ? C’est pourtant la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. »
Des faits, en revanche, il donne une version beaucoup plus personnelle. Non seulement la victime avait bien un nom, Moussa, mais en outre il était son frère. Il n’y a pas de sœur dans l’histoire vraie – censée être vraie – qu’il raconte. Et, vingt ans plus tard, en 1962, le futur bavard s’ôtera un poids de la conscience en tuant un Français. Retour à un certain équilibre, au moment de l’accession du pays à l’indépendance, ce qui fait accepter plus aisément un certain nombre d’actes violents…
Kamel Daoud propose au lecteur européen, ou nourri exclusivement de culture européenne, le miroir dans lequel il n’avait jamais vu L’étranger. Le retournement de perspective est salutaire et son premier roman frappe les esprits avec des moyens littéraires à la hauteur du projet. Ce journaliste né en 1970 à Mostaganem travaille au Quotidien d’Oran où il a été rédacteur en chef. Il avait précédemment publié des récits dont plusieurs avaient été rassemblés dans Le Minotaure 504, Prix Mohammed Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008. Il ne devrait pas en rester là.
Je n'ai pas lu le livre de Patrice Franceschi, Goncourt de la nouvelle, mais je note avec plaisir qu'il s'agit d'un inédit au format de poche - ce format qui n'a plus rien de dépréciateur même aux yeux des académiciens Goncourt.
Quant à William Cliff, il prend place parmi les récents lauréats belges du Goncourt de la poésie, rebaptisé Robert Sabatier depuis la mort de celui-ci (Guy Goffette en 2010, Jean-Claude Pirotte en 2012). William Cliff n'est pas seulement poète, bien qu'il le soit jusque dans sa chair et son sang, et c'est d'ailleurs bien un recueil de poèmes qu'il publie demain, heureuse coïncidence: Amour perdu. Sa bibliographie s'est ouverte en 1973 avec Homo sum, voici quelques points de répère plus récents.
Le passager (2003)
William Cliff est un voyageur paradoxal. Présent il y a peu
à la Foire du livre de Bruxelles, il se montrait très impatient de rentrer à
Gembloux : « J’ai besoin de la
terre », disait-il de son ton si particulier, mi-sincère, mi-ironique.
Mais voyageur malgré tout, jusque dans sa poésie dont on
vient de rééditer les deux premiers recueils – trente ans déjà pour le premier,
Homo sum – parfaite introduction à
une œuvre aussi marquée par une voix que l’homme lui-même.
Le passager, son
nouvel ouvrage, qui porte curieusement la mention de « roman » sur la
couverture (mais pas en page de titre… intéressant !), est un double récit
de voyage en Allemagne. Le premier, de loin le plus long, donne son titre au
livre et est un long parcours où les trains et les gares sont les points de
repère d’un personnage qui se laisse transporter. Le second, plus anecdotique,
relate une de ces rencontres collectives au cours desquelles les écrivains d’un
pays peuvent se voir autrement que chez eux et lancer sur leurs congénères (car
c’est d’une étrange race qu’il s’agit) les flèches qu’ils méritent évidemment.
C’était à Berlin, et il y a de quoi faire sourire les initiés.
Le parcours du Passager
est plus intéressant, même s’il est parfois gâté par certains tics d’observation
et d’écriture.
Côté observation, l’œil acéré de Cliff repère tout ce qui
lui semble laid, si bien qu’on se demande parfois à quoi bon voyager pour être
confronté à tant de visions désagréables. Cela commence dès la gare de
Bruxelles-Central, toute bête et laide qu’elle est, pour arriver quelques
lignes plus loin dans les laideurs de la ville de Liège. Et ce n’est qu’un
début.
Les phrases prêtent souvent des actions à des choses
habituellement inanimées. Un exemple, parmi beaucoup d’autres possibles : « Sur un plan affiché au mur se
voyaient la configuration de la ville et la direction à prendre pour gagner le
port. »
Il serait pourtant réducteur de ne voir le nouveau
« roman » de William Cliff que sous ces deux aspects. Car autre chose
donne au récit un rythme soutenu dont on ne se déprend pas : le passage de
lieu en lieu, de gare en gare, avec à peine le temps de visiter, de retourner
dans un endroit qui semblait sympathique. Les villes sont traversées à toute
allure, survolées d’un regard vif qui va à l’essentiel et ne s’attarde que dans
des cas exceptionnels : ainsi, trois pages pour un office dominical à
Stralsund à la fin duquel les fidèles tardent à quitter l’église en raison d’une
forte averse. L’auteur y met la sensibilité de l’homme arrêté, pour un instant.
Car, ensuite, c’est la gare, un autre train… Les itinéraires se font et se
défont au gré des fantaisies et selon les contraintes des horaires.
Brême, Lübeck, Rostock, Stralsund, Sassnitz font un aller
vers les croupes lacustres de la Baltique, ces confins de l’ex-Allemagne de l’Est,
voyage si peu couru que le retour se fait plus vagabond sur des terrains plus
connus.
Et si William Cliff était, plus qu’un voyageur, un
vagabond ?
Autobiographie, suivi de Conrad Detrez (réédition 2009)
La poésie de William Cliff coule en flot
continu. Joue une musique entêtante. Puise au concret des souvenirs, les plus
triviaux comme les plus exaltés. Plaies et bosses marquent le corps et le cœur,
au fil de découvertes qui permettent de répondre à la question : qui
suis-je ? Un enfant en colère devenu un homme lucide. Le texte consacré à
Conrad Detrez fait un superbe contrepoint à l’Autobiographie, dans un amical irrespect.
U.S.A. 1976 (2010)
Séduit par la beauté, l’élégance, la force des soldats et des
marins américains qu’il voyait à Louvain et à Barcelone, William Cliff s’en
fut, par-delà l’océan, aussi angoissé qu’excité, visiter « l’île rêvée de Manhattan » et quelques autres lieux
exotiques où, lui avait-on dit, régnait le banditisme.
Une bonne trentaine d’années plus tard, son récit de voyage
éclaté en chapitres brefs possède le double charme d’une découverte dont la
richesse dépasse les mots, et d’une écriture inquiète, sans cesse en alerte,
portée par le mouvement même qui l’a suscitée. Le temps n’a rien changé aux
sensations exacerbées par l’impression d’être en situation d’infériorité. Parce
que les Américains étaient chez eux et lui, non. Aussi parce que les Américains
représentaient pour le jeune homme un idéal inaccessible auquel il ne pouvait
qu’espérer se frotter. Il se frotta, certes, éprouvant à parts égales, ou
presque, joie et déception. Et ne masquant, dans ces pages, ni l’une ni
l’autre. Même l’ennui perce parfois au détour d’une ligne.
U.S.A. 1976 est
marqué par de brefs éblouissements sur lesquels l’auteur ne s’appesantit
jamais, préservant la spontanéité avec laquelle ils furent reçus. A moins que
la spontanéité ne soit le résultat d’un talent de prosateur affirmé avec
constance depuis une dizaine d’années – auparavant, William Cliff ne publiait
que des poèmes. « Roman », dit encore une fois la couverture. Aurait-il tout
imaginé ? Peu probable. Même s’il s’écarte de choses vues et de moments
vécus, il a dû les utiliser d’abondance.
Après tout, laissons au futur biographe de Cliff le soin de
faire le tri, s’il y a lieu. L’essentiel est dans un livre, vrai ou faux roman,
qui transmet avec enthousiasme la puissante envie d’aller voir ailleurs pour
vérifier si les rêves peuvent se concrétiser.
America, suivi de En Orient (réédition 2012)
William
Cliff en poète voyageur, ou vagabond. Ses périples américains et orientaux sont
le chant d’un « loup errant qui ne
sait où trouver son trou ». Il se frotte à des populations que,
souvent, il n’aime pas. Comme Baudelaire en Belgique, c’est la détestation de
lui-même qu’il projette sur les autres. Les textes sont aigus comme des rochers
sur lesquels on se coupe, poisseux comme la boue qui colle aux pieds et dont
l’odeur envahit les narines. Avec, malgré tout, une beauté incongrue.
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