À travers la Serbie héroïque – Dans les montagnes de Stroumitza
(De notre envoyé spécial)
Stroumitza, avril 1915.
Le Vardar coule large et les eaux soulevées. Impétueux comme
son nom, à Stroumitza, il débouche d’entre deux montagnes, et gonflé, terreux,
le fleuve si longtemps en exil, le fleuve des poésies serbes descend, puissant
et gros du côté de la Grèce.
C’est sur lui que le 20 mars, quatre mille comitadjis
dévalaient. C’est à ce pont, que les comitadjis destinaient leur mélinite.
S’ils le faisaient sauter, il y avait deux cent mille francs de récompense du
gouvernement d’Autriche.
Je me suis arrêté là. Avec le capitaine Milan V. Georgévitch
et une patrouille serbe, j’ai parcouru à cheval un jour et une nuit des
montagnes frontières. J’ai vu les points d’attaque, les trois cents croix
blanches, les cadavres des comitadjis, derrière les buissons, et les comitadjis
eux-mêmes qui chaque nuit, par vingt ou trente, en deux ou trois endroits
reviennent sur le sol serbe. Le grand drame où trois cent cinquante arrêtèrent
quatre mille, chassèrent les quatre mille et tombèrent tous, où on trouve mêlés :
les intrigues de l’Autriche, les mille couleurs des vêtements d’Orient,
l’héroïsme d’une poignée de Slaves et des manières de guerre pour contes
d’enfants, ce drame, il faut vous le décrire au milieu du pays où il s’est
passé.
Le 20 janvier, à Valandovo, des gardes surprennent
Mme Ampova, femme d’un Bulgare, sujet serbe, au moment où elle passait la
frontière. Les gardes veulent l’en empêcher, les comitadjis
interviennent : escarmouche. On nomme une commission d’enquête
serbo-bulgare.
Cinquante jours passent. Le 12 mars, à Valandovo, un
soldat serbe est tué. La commission se réunit. On discute. Quand les officiers
se séparent, le lieutenant Kosacoff, bulgare, suivant, rêveur, la fumée de sa
cigarette, regarde les Serbes, et lentement il leur cria :
« Pour Pâques, je vous enverrai de beaux œufs
rouges. »
Le 18 mars, des officiers autrichiens arrivent à
Stroumitza. Stroumitza-ville est en Bulgarie. Stroumitza-gare est en Serbie.
Les Autrichiens se donnent comme marchands de bétail.
Que viennent-ils faire ? Sont-ils les envoyés de
Tarnoski, ministre d’Autriche à Sofia, qui fournit les fonds aux comitadjis ?
Le comitadji touche 1 fr. 50 par jour, plus 4 francs par tête de
Musulman qu’il fait émigrer de Serbie. Les officiers autrichiens portent-ils
l’appât qui doit lancer ces troupes sur le pont : les deux cent mille
francs ?
Les comitadjis
passent la frontière
À la même heure quatre mille comitadjis quittent Relnik pour
Stroumitza.
Le 19 mars, ils sont concentrés, rangés et prêts à
Stroumitza-ville.
C’est tout un régiment. Six officiers bulgares les
commandent, les voïvods Itchko, Argyr, Stoïjé, le capitaine Thomas Iconomoff,
les lieutenants Nicoloff et Kosacoff, l’homme aux yeux rouges, et deux
officiers turcs, Mehmed-Ali, Omer-Effendi.
Nous sommes au 20 mars, 3 heures du matin. Ils
passent la frontière à Plaouch. Ce jour, la Serbie, par son unique voie ferrée
devait recevoir des millions de la Banque de France. Plaouch est à douze cents
mètres d’altitude. C’est un des sommets de ces montagnes aux chemins tragiques.
Les comitadjis d’avant-garde avancent sans bruit. Ils ont
des bottines d’étoffe. Il y a treize postes frontières sur les vingt kilomètres
de montagnes qu’ils doivent franchir. Près de cent soldats. Ils s’approchent,
tombent dessus et les égorgent. La frontière est libre. Ils descendent.
Les postes bulgares à dix mètres n’interviennent pas. La
colonne Itchka marche sur Oudivo. Elle réveille en passant les Musulmans et
leur ordonne de se rendre sans délai en Bulgarie. La colonne avance. Elle
arrive à la cote 150 qui surplombe la gare de Stroumitza. Quarante soldats
serbes avec deux canons défendent ce point. Ils sont cinq cents comitadjis.
C’est la pointe d’un mont. Deux baraques, deux canons, et le petit jour qui
tremble. Chaque Serbe a deux cents cartouches. On en a trouvé trente-trois
morts, entourés chacun de deux cents douilles vides. Les sept autres n’ont pas
épuisé leur ceinture ; ils sont tombés avant. Dans l’une des deux
baraques, seize soldats serbes atteints du typhus, presque convalescents, avaient
été montés pour que le grand air achevât de les guérir. Sans armes, incapables
de courir, ils étaient restés sur leur paille, couchés. Les comitadjis allument
la baraque. Ils tournent les canons, les dirigent sur la gare de Stroumitza et
au travers du grésillement des chairs bombardent quatre heures durant.
La deuxième colonne marche sur Valandovo. C’est la plus
forte…
Sur le chemin du
drame
La patrouille que j’accompagne refait le chemin du drame.
Depuis deux jours la surveillance redouble : les comitadjis, quand tombe
le soir, par petits groupes repassent en Serbie. Les renseignements que nous
avons de ce côté-ci tiennent les chefs en éveil. Hier, à 9 heures de la
nuit, un courrier présenta un pli au commandant : les comitadjis venaient
d’entrer sur trois points.
Nous allons par des sentiers tragiques. Le capitaine Milan
Georgévitch, qui guide la reconnaissance, salue les soldats serbes en armes, à
leur poste.
— « Que Dieu vous aide ! » leur
crie-t-il.
D’une même voix solide et brève, les soldats, redressés, lui
répondent :
— « L’aide de Dieu descende sur toi ! »
Cette frontière n’est pas défendable, vous ne pouvez placer
des hommes dans tous les recoins de ces montagnes, ni derrière tous ces
buissons. C’est un passage pour brigands.
Tout y est noir ou tire sur le noir : le Vardar que
l’on aperçoit de haut, la montagne, qui, de sa masse fermant complètement
l’horizon, vous fait croire à un bout du monde, et les villages de bois que
l’on rencontre en cours de sentier. Surtout le village ! Les toits sont noirs,
les murs sont noirs. C’est d’un tragique aspect. Cela ne vous emble pas des
maisons, mais des nids où habitent des oiseaux noirs. C’étaient les demeures
des Musulmans que les comitadjis ont fait décamper pour la Bulgarie.
Nous sommes au dernier poste serbe : la frontière. Deux
huttes, dix soldats des deux pays dans chacune ; entre les huttes, un tas
de pierre et, de chaque côté, appuyés sur le fusil, causant, un Serbe, un
Bulgare. C’est Plaouch.
Les comitadjis ont frôlé ce point la nuit dernière.
Nous redescendons vers Valandovo. Pendant une heure un orage
est avec nous, sur ces sommets. C’est quand on a l’horizon entier devant soi,
comme ce jour, que l’on découvre la grandeur gigantesque des éclairs.
Valandovo. Triste encore. Mais là on est en armes. On ne
dort pas. C’est un deuil guerrier. Valandovo ce fut l’affaire la plus chaude,
Valandovo c’est l’alerte continuelle. Il y a de l’inquiétude dans la maison du
commandant. Ses postes viennent de lui annoncer qu’en deux points voilà une
heure, à trois kilomètres de distance, par groupes de vingt, les brigands ont à
nouveau passé la frontière. Des groupes serbes sont partis à leur rencontre.
Mais où rejoindre les comitadjis ? Ces montagnes sont des labyrinthes. Il
va faire nuit, donc plus noir encore sur cette ville montagnarde. Nous nous
dirigeons vers les hauteurs. Cent cinquante croix, petites, blanches, seules,
au pied d’un mont, nous apparaissent, déjà presque effacées dans l’obscurité
proche. Elles sont cravatées d’une serviette effilochée. Les mères, les sœurs
mettent ainsi ce souvenir sur la croix des morts.
Des soldats autour d’un feu écoutent la gouzlé. Petit violon à corde unique, pleine de larmes, la gouzlé chante. Elle chante en l’honneur
de la fée Raviola qui, lorsque les serbes l’invoquent, fait descendre sur eux
des nuages qui les cachent de l’ennemi.
C’est grande nuit. Les comitadjis avancent peut-être
derrière les buissons, un soldat chante :
Le brouillard est tombéUne pluie de perle a recouvert les lysMon bien-aimé a dit qu’il viendrait cette nuit.Il a dit, mais il n’a pas tenu.Il est peut-être au grand combat parti.
Les soldats nous aperçoivent, le chanteur s’arrête.
— Chante encore, dit le capitaine Georgévitch.
Est-ce que finira cette nuit terrible,Où tu es parti, ô mon bien-aiméOù tu es parti pour le grand combat ?
Non ! petite, si ton bien-aimé dort dessous ces croix,
cette nuit ne finira pas.
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