mardi 23 juin 2015

Le romancier qui ne voulait plus écrire

Alessandro Baricco est une huître perlière. Autour d’un noyau minuscule, il élabore un roman dont l’éclat dure longtemps. A la manière des perles les plus pures, ses meilleurs livres fascinent au-delà d’eux-mêmes, provoquant une émotion durable et diffuse. Soie en était l’exemple parfait. Mr Gwyn trouve aussi la lumière. Pas seulement au sens figuré, d’ailleurs.
Jasper Gwyn, à quarante-trois ans, est un écrivain au statut enviable. Ses trois romans ont été accueillis chaleureusement par le public et par la critique. Personne ne peut l’accuser d’écrire toujours le même livre. Il a commencé avec un thriller, a analysé l’impossible séparation entre deux sœurs, a terminé avec la confession d’un champion olympique d’escrime. Terminé, car, dans une chronique qu’il donne au Guardian, il établit une liste de cinquante-deux choses qu’il se promet de ne plus jamais faire. « La première était d’écrire des articles pour The Guardian. […] La dernière était : d’écrire des livres. »
Il n’a prévenu personne avant de rendre publiques ses résolutions. Pas même son agent, Tom, devenu l’ami qu’il commençait à être d’ailleurs avant même l’écriture du premier roman. D’abord, Tom n’y croit pas : il en a tant connu, des écrivains qui annonçaient leur retraite littéraire pour s’y remettre un jour, faute d’arriver à se passer de cette autodiscipline. Jasper lui-même éprouve le sentiment d’une déstabilisation. Ses repères ont disparu. Pour les retrouver sans trahir sa promesse, il se met à écrire mentalement. Travaille des phrases et des pages – et Tom de lui proposer de les dicter, mais le projet est incompatible avec la décision de Jasper. De toute manière, des pages éparses, non reliées entre elles, ne feront jamais un roman…
Jasper Gwyn fuit tout ce qui lui rappelle sa carrière d’écrivain. Il ne signe plus les contrats, ne lit plus son courrier. Il aurait peut-être mieux fait de rester accordeur de pianos. Mais une conversation avec une dame âgée qui aurait voulu lire encore d’autres livres de lui, le replace sur le chemin de la création. Création minimale : une exposition de portraits de nus lui fournit le moyen de s’occuper sans se trahir. Il va, à la manière d’un peintre, exécuter des portraits écrits de modèles qui auront, à l’exception du premier, payé pour cela. Le contrat passé entre Jasper et ses modèles est strict : le texte qu’il leur remettra ne doit être communiqué à personne, sous peine de sanctions financières.
Tom, l’agent, trouve évidemment l’idée stupide – mais, avant de mourir, demandera malgré tout à Jasper d’écrire son portrait. Ce sera le seul effectué ailleurs que dans le cadre choisi : un ancien garage à peine meublé mais où l’éclairage joue un rôle essentiel. Jasper a fait fabriquer par un artisan scrupuleux des ampoules délivrant une lumière particulière, « enfantine », chaque livraison de dix-huit ampoules étant destinée à mourir sans bruit après trente-deux jours environ. Soit la durée présumée de la « pose » du modèle, à raison de quatre heures par jour, la fin de cette période devenant une plongée progressive dans l’obscurité.
Jasper Gwyn a pensé à tous les détails et a fait composer une musique d’ambiance. Mais il ignore si son projet est réalisable et demande à Rebecca, une assistante de Tom, d’être son premier modèle. Elle sera, au contraire des autres, payée pour cela. La relation qui s’installe lentement entre le peintre-écrivain (qui préfère se dire copiste) et Rebecca annonce la suite : de longs moments vides desquels surgit une vérité profonde. Le but ultime consiste, en effet, à « ramener » les modèles chez eux.
On reste sans voix devant le talent avec Alessandro Baricco mène une entreprise improbable. Transmettant le récit, en cours de route, à Rebecca, devenue l’assistante de Jasper et qui découvrira quelques-uns de ses secrets. C’est irrésistible.

2 commentaires:

  1. très très beau billet, bravo , car on se casse les dents (c'est du moins l'impression que j'avais eue) à parler de ce bouquin si ...différent.

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