L'absence de tout roman publié chez Grasset dans la première sélection du Goncourt - je vous la donnais hier - a été remarquée. La chose est en effet assez exceptionnelle pour être notée. Un de ces romans, en particulier, était attendu: La septième fonction du langage, de Laurent Binet.
Son premier roman, HHhH, avait en effet reçu le Goncourt du premier roman et l'on pouvait raisonnablement penser que les mêmes lecteurs se pencheraient avec bienveillance sur la deuxième incursion de Laurent Binet sur les voies imprévisibles de la fiction. D'autant que deux membres de l'académie Goncourt se trouvent dans le livre.
Aïe! c'est peut-être ça, le problème, non?
Patrick Rambaud est l'auteur, avec Burnier, d'un Roland-Barthes sans peine qui le range, aux yeux de Michel Foucault, dans la clique de ceux qui auraient pu, ou au moins voulu assassiner Roland Barthes. Foucault s'emporte dans La septième fonction du langage:
« Depuis qu’il est au Collège de France – c’est moi qui l’ai fait entrer – les jalousies ont redoublé. Des ennemis, il n’avait plus que ça : les réactionnaires, les bourgeois, les fascistes, les staliniens et surtout, surtout, la vieille critique rance qui ne lui a jamais pardonné !— Pardonné quoi ?— D’avoir osé penser ! D’avoir osé remettre en cause ses vieux schémas bourgeois, d’avoir mis en lumière son infecte fonction normative, d’avoir montré ce qu’elle était vraiment : une vieille prostituée souillée par la bêtise et la compromission !— Mais qui, en particulier ?— Des noms ? Vous me prenez pour qui ! Les Picard, les Pommier, les Rambaud, les Burnier ! Ils l’auraient fusillé eux-mêmes s’ils avaient pu, douze balles dans la cour de la Sorbonne sous la statue de Victor Hugo !... »
Bayard, le flic chargé de l'enquête sur la mort de Roland Barthes, s'intéresse particulièrement à Rambaud dont il demande l'orthographe du nom puis achète le livre. Et commence même à le lire, dans un café. Assez perplexe...
Régis Debray est présent aussi parmi les nombreux personnages du roman, chez Fabius, dans l'équipe qui se réunit pour lister les forces et les faiblesses de François Mitterrand, candidat à la présidentielle. Il y a là Jack Lang, Robert Badinter, Jacques Attali et Serge Moati. La conversation roule, Debray y participe à peu près à bon escient, mais sans faire d'étincelles.
Plus tard, le voici dans un hôpital parisien, Sainte-Anne, devant la chambre d'Althusser qui a bien besoin des sédatifs qu'on lui a administrés après qu'il a tué sa femme. La compagnie est assez différente: Etienne Balibar et Jacques Derrida. Michel Foucault se joint à eux. Statut de témoin pour Debray...
Il se retrouve, une ou deux fois encore, dans la proximité de Mitterrand, membre d'une fine équipe qui, de toute manière, ne fait que suivre les ordres de celui qui deviendra président. Pas très valorisant, tout ça...
Quand j'avais interrogé Laurent Binet, je lui avais parlé de ces deux personnages sur lesquels je reviens donc aujourd'hui, en lui demandant s'il ne craignait pas de se fâcher avec eux alors qu'ils votent pour le Goncourt. Vous avez peut-être déjà lu sa réponse mardi, à la fin de l'entretien publié ici même après le Prix du roman Fnac. Je la redonne, dans ce contexte particulier, pour les distraits:
On verra bien. Il y a déjà suffisamment de mécanismes inconscients d’autocensure à gérer quand on produit une œuvre romanesque. Si en plus, on doit s’occuper de ça, on ne s’en sort plus. D’ailleurs, au moment où j’ai écrit les scènes avec Debray, il n’était pas au jury. Et puis, de toute façon, je ne suis pas d’accord avec vous, je trouve qu’il s’en sort plutôt mieux que la moyenne, mieux que Moati, par exemple, qui passe son temps à manger des Palmitos. Quant à Rambaud, je suppose qu’il n’y a pas plus bel hommage pour un pasticheur que d’être pastiché à son tour. Mais enfin, c’est une position assez théorique, je changerais peut-être d’avis si ça m’arrive un jour…
Alors? Fâchés, ces deux-là? Ou, plus simplement, n'a-t-on pas assez aimé le roman de Laurent Binet? La question reste ouverte.
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