Vient de paraître, dans la collection Bibliothèque belgicaine à la Bibliothèque malgache, Le cycle patibulaire, de Georges Eekhoud (1,99 € dans les rayons numériques des librairies). En guise de présentation, un article signé Hubert Stiernet, contemporain de la deuxième édition de l’ouvrage.
Nous avons dit, lors de l’apparition de l’œuvre, toute notre admiration pour ces pages rayonnantes faites pour enfiévrer à leur contact les doigts de ceux que leur âge ou leur manque de force morale rend sujets au vertige.
À travers les ombres lourdes de la normale bestialité, à travers les morelles noires des perversions, à travers les sadiques roseraies, éclairé par la lumière éclatante et calme de son intuition du Pur et du Bon, l’écrivain retrouve le fleuve régénérateur de la sympathie intégrale originelle et saine. Pour le suivre, il faut avoir le pied sûr et l’âme belle. Mais aussi comme on se sent réconforté, lorsque les lèvres peuvent s’appliquer, frémissantes, aux sources saignantes de la vie, quand on s’assied devant les festins généreux auxquels il nous mène et qui sont la large récompense des frôlements farouches et des nauséeuses atmosphères qu’il a fallu subir ! Comme on se sent pénétré de ce fluide qui les réunit tous, de ce fluide de sympathie absolue qui te met en contact permanent avec l’éternité et l’infini !…
Les nouvelles qui sont venues s’ajouter à la première édition complètent admirablement le cycle. Nous disions naguère : Sortant de ce dédale saturé d’odeurs fortes des vagabonds, les yeux oublieux de soleil habitués aux guenilles couleur de misère trouées de membres pourtant jeunes et vigoureux, quelle aberration nous suggère le regret de ce milieu d’impitoyable tristesse ? Mais cette tristesse qui noie l’espérance, alimente la charité et rend meilleur ; nous sommes étonnés de rester le regard cloué avec amour au regard d’agonie de celui qu’on appelle un infâme entre les infâmes et de ne sentir en nous que l’immense pardon dont le Christ expirant enrichit le monde. Après la lecture du Tribunal au chauffoir, de la Bonne leçon et du Suicide par amour, l’impression se précise et l’œuvre prend une magnifique cohésion. Tous les personnages des différents contes ont l’air de participer à une action commune et deviennent les éléments diaboliques qui grouillent sous la baguette d’un alchimiste plus qu’humain dans une immense chaudière au fond de laquelle, après l’évanouissement de fuligineuses vapeurs et l’extinction des flammes bleu violacé, on aperçoit, ébloui, le lingot d’or vierge.
Le personnage du Suicide par amour qui se tue pour ne point survivre à ce miracle, à ce triomphe de la charité, d’avoir vu réunies en une créature idéale, prodige de beauté et de bonté, les perfections rêvées par son âme trop grande et trop pénétrante, est l’aboutissant inéluctable, l’effet ultime de la sélection qui s’opère tout le long de ce calvaire de l’amour universel. Et il est, en cette évolution de sentiment, une chose absolument signe d’être mise en relief, c’est que ce raffinement de la sympathie qui paraît jeter un voile d’indulgence sur les pires défaillances, conduit à des paroles d’apostolat que les philosophes les plus évangéliques n’ont point surpassées. Nous ne résistons pas au désir de les reproduire, quoi qu’elles puissent se retrouver dans cette revue.
« Et tu ne seras jamais plus accompli, plus irréprochable que le jour où tu parviendras à découvrir en la personne de ton plus mortel ennemi, un mérite caché, une vertu que ta haine refusait toujours de lui accorder.
« En te représentant avec obstination quelques traits louables de ton ennemi, ne fût-ce que le moindre plaisir qu’il t’aura procuré, peu à peu l’être haïssable que tu évoquais acquerra la beauté dont tu pares tes visions préférées. Il se transfigurera, il revêtira des formes plus sublimes que celles dont l’absence vient de t’inspirer le dégoût de la vie. Il te séduira, pétri dans le marbre des statues grecques, dans la chair des éphèbes favoris des Césars et des Sages ; il surgira dans les effluves des parfums et les ondes des harmonies auxquels s’attachent tes plus intimes souvenirs ; lui-même possédera la voix pathétique de tes obsessions musicales, la couleur de ses vêtements sera puisée à la palette de tes peintres aimés, mieux, empruntée aux haillons des libres voyous qui lui servirent d’avant-coureurs ; l’horizon qui l’encadrera reproduira le ciel de tes préférences ; ses allures et ses gestes s’inspireront de tes grands souvenirs gymniques, et dans son haleine tu respireras les printemps et les automnes, la fleur et le fruit de tes rencontres les plus délectables. Il est possible qu’une flamme meurtrière persiste à briller dans son regard. Encore un effort, obstine-toi, appelle à toi toute la force du pardon. Et à ces incantations toutes puissantes, je te le jure, s’éteindra peu à peu cette lueur incendiaire pour faire place à la rosée touchante des meilleures larmes que l’on pleurera sur toi, – et quand tu verras ton ennemi féroce transformé en cette créature idéale, en ce prodige de beauté et de bonté, un indicible bien-être au cœur t’avertira de mourir au plus vite, par crainte de survivre à ce miracle, à ce triomphe de la charité, et alors, ô très cher rêveur, il suffira à tes lèvres de s’oublier sur les siennes en un baiser si profond que ton âme y sera noyée ! »
Quel dommage, vraiment, que l’humanité ne soit pas assez parfaite pour que chacun puisse lire sans danger et comprendre de tels écrits !
Aux yeux de la plupart et des moins prévenus, le Cycle patibulaire, par sa profondeur et sa rare beauté, par sa superbe synthèse évoquera le souvenir des anciennes œuvres sacrées sur l’amour, et apparaître presque avec les allures magnétiques des vieux tarots et des livres sibyllins.
Hubert Stiernet.
La Société nouvelle, août 1896.
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