Le torpillage d’un chalutier
(De notre envoyé spécial.)
Corfou, … mars.
Je viens d’avoir le spectacle effarant d’un de ces drames
perdus et poignants de la mer.
C’était en même temps la preuve – preuve que nous cherchions
– que les Allemands qui n’ont pu avoir l’armée serbe sur le sol l’attendaient
sur l’eau.
Un des trois chalutiers qui, cet après-midi, quittèrent
Corfou, sautait, et, en moins de trois secondes, sans qu’auparavant nous
n’ayons rien aperçu, devant nos visages bouleversés, ne laissant qu’une légère
fumée vite dissipée, disparaissait dans la mer.
Ils étaient trois petits chalutiers qui partaient faire leur
devoir. J’étais sur le premier, le Ginette
qui était le second, sauta, le troisième suivait.
Dans tous les lieux de mer hantés par les sous-marins, les
chasses sont continuelles. L’équipe partie voilà six jours devant rentrer
demain, ceux-là s’en allaient à remplacer. Ici plus que partout ailleurs la
poursuite et la veille sont vigilantes. L’armée serbe est prête, les Allemands
ne l’ignorent pas, et leurs corsaires ont reçu la mission de la guetter et de
la couler.
Il était deux heures de l’après-midi quand par une de ces
journées de printemps oriental si douce que l’atmosphère semble être de coton,
sur une de ces mers si calmes que l’on avait envie de marcher dessus, les trois
petits chalutiers qui depuis midi attendaient à la sortie du port levèrent
l’ancre et sans siffler, se touchant presque, comme trois petits frères, s’en
allèrent ensemble vers le large.
Le long de la promenade, appuyés sur la rampe de fer, des
officiers alliés nous faisaient gaiement des signes d’adieu – plutôt d’au
revoir – car pourquoi voudriez-vous que ces chalutiers si mignons partant sur
une mer si tendre ne revinssent pas tous trois ?
Nous allions lentement, tellement lentement que nous
n’avions pas au regard la sensation que Corfou diminuait derrière nous. Que
c’est joli Corfou ! On dirait Monaco avec son rocher. Quel temps !
Qu’il est doux de vivre par ici !
Il pouvait bien être 2 heures et demie à ce moment.
Deux grands transports étaient partis quelques moments avant
nous, le premier pour Bizerte, le second pour Marseille. Nous passâmes devant,
franchîmes le barrage et, se conformant à leur rôle, les chalutiers chasseurs
voguèrent par le milieu de la mer entre les côtes d’Épire et celles de Corfou.
Si c’est une torpille qui coula le Ginette, elle était sans nul doute destinée aux transports, je dis
« si » car il nous sera impossible de savoir si c’est un sous-marin
ou une mine qui nous arracha notre petit compagnon.
— Quelle belle nuit nous aurons ! dit le
commandant, elle sera trop belle.
— Trop belle ?
— Pour les sous-marins.
Quelle nuit nous avons eue !
Trois heures, quatre heures, puis cinq heures. Les chalutiers
ne se lâchent pas, ils se suivent avec fidélité, ils ont l’air de s’aimer, c’en
est touchant ! Je regarde nos deux compagnons. Tout à l’heure, dans vingt
minutes, quand l’un des deux aura disparu quel regret lancinant j’aurai de ne
pas avoir regardé que lui !
La
« Ginette » saute
Et tous les trois nous continuions, nous avions déjà perdu
Corfou, nous nous étions rapprochés des côtes d’Épire.
Un cri éclate :
— La Ginette
saute !
J’étais assis contre la cheminée dans le sens opposé à la Ginette, je me lève brusquement, je
cours face où elle était.
— Où est la Ginette ?
criai-je à mon tour.
J’entendis le commandant qui ordonnait d’une voix
calme :
— Poste de combat, ceintures de sauvetage, feu à mille
mètres !
Mais où est donc la Ginette ?
Après le cri j’ai mis trois secondes pour sauter de ma place là où je devais la
voir. Où est la Ginette ? La
légère fumée qui était près de nous commence à se dissiper. Je comprends que
c’est tout ce qui nous restait d’elle et la voici elle-même qui s’en va. Rien
sur la mer, rien, pas un morceau de bois. A-t-elle-même été réellement
entr’ouverte la mer ? C’est, sur le coup, à confondre la raison : je
suis arrivé trois secondes après et je n’ai rien vu de la mer que son air
tendre.
— Envoyez un sans-fil à l’escadre de Corfou, dites :
« Ginette coulée », crie le
commandant.
— Le chiffre, demande le matelot.
— Envoyez en clair, pas le temps de chiffrer.
Les deux canots mis à la mer se dirigent vers l’endroit où s’évanouit
la fumée.
Où est la Ginette ?
Voici des hommes dans l’eau !
Est-ce qu’ils nagent ? Sont-ils morts ? Non, ils
nagent. Combien sont-ils ?
Deux coups de canon m’arrachent de ma préoccupation. Qui
saute encore ? Est-ce nous ? Personne ne saute. C’est nous qui
tirons. J’avais oublié le commandement : « Feu à mille mètres ».
À la seconde même d’une catastrophe on n’a pas toujours les idées nettes. Et
voilà maintenant que tout en tirant, nous nous mettons à faire des angles de
45° sur la mer.
Le sauvetage
Dans la Ginette il
y avait vingt-sept hommes. Deux canots suffisaient pour recueillir les
survivants. Comme la mer était calme, ces deux canots ne risquaient rien. Nous
les reprendrions dans un moment, pour l’instant il nous fallait naviguer, le devoir
d’un commandant est de sauver son bateau et le devoir devant le danger qui
venait de surgir c’était de faire des dents de scie sur l’eau.
Nous trouvions-nous devant un sous-marin ? Nous
trouvions-nous sur des mines ? Nous ne savions pas. Si c’est le sous-marin
il nous faut labourer, si ce sont des mines qu’y pouvons-nous ? Labourons,
tant pis ! et tirons le canon, le hasard est grand, un coup peut porter.
Depuis le cri, pas un mouvement plus rapide que l’autre n’avait
été fait sur notre chalutier. De leur air naturel les marins avaient regagné
leur poste de combat. La voix de l’un d’eux qui, sans aucune raison d’ailleurs,
comptait les coups de feu était la seule émotion que l’on distinguât.
— Un ! deux ! grouille ! disait-il. Un,
deux, grouille !
Pourtant ils les connaissaient ceux qui venaient de
disparaître. À midi je les avais vu échanger de bord à bord des paquets de
tabac, c’étaient des amis, mais si petits qu’ils soient c’étaient des navires
de guerre. Les uns sont au fond de l’eau, les autres au poste de combat, quoi
de plus naturel ? Les marins ne pleurent que quand ils sont redescendus
sur la terre. Oui ! Où est la Ginette ?
Ce ne sont plus vos yeux, ce n’est plus votre raison qui le demandent, depuis
dix minutes vous êtes sûr du fait, c’est votre cœur qui pose la question et
quand vous vous écriez encore : « Où est la Ginette ? » ce n’est pas dans l’espoir d’une réponse à
votre angoisse, c’est une espèce de prière involontaire, qui monte de
vous-mêmes, qui tient déjà du souvenir et qui, cette fois, sent les larmes.
Il fait grand jour. C’est à 5 h. 20 que la mer a
englouti le chalutier. Nous continuons à faire la scie.
La fumée, tout ce qui survécut un instant de la Ginette est dissipée. Nous ne saurions
plus désigner l’endroit exact où l’un des nôtres s’enfonça. Mais qu’avaient
recueilli nos deux canots ? Nous les apercevions nous attendant. Qu’ont-ils
pu sauver ? En trois secondes, tout avait disparu, sauf quatre ou cinq
hommes aperçus.
Mine ou sous-marin ?
Mine ou sous-marin ? Nous nous le demandons toujours. Personne
n’a rien vu, rien. Si ce sont des mines, le bateau neutre qui est venu les
déposer, – ce ne peut être qu’un bateau neutre, – n’en a pas lâché qu’une, et
depuis une heure que nous labourons la mer, nous en aurions rencontré d’autres.
Si c’était un sous-marin nous aurions peut-être remarqué un sillage. Nous avons
été les témoins immédiats du drame, les témoins à vingt mètres et nous ne
savons rien. Tout ce que nous savons est que nous sommes partis trois, que nous
ne sommes plus que deux et que la nuit, la belle nuit vient.
Malgré le malaise du danger qui à chaque tour d’hélice nous
faisait dire : « Si c’est une mine qui a coulé la Ginette, il y en a d’autres et nous
allons en accrocher une ! » pas un moment, nous n’avions pu oublier les
canots que nous avions laissés en espoir aux survivants. Nous filâmes dessus.
Il restait six matelots ! Cette fois nous les
comptions. Le bouleversement que le sinistre avait produit en nous avait déjà
pu s’atténuer, du coup, à cette vue, il nous serait remonté au cœur.
On déshabilla les malheureux, on leur passa les vêtements
secs que nos matelots étaient allés chercher dans leur tiroir. Le chalutier ne
cessait pas pour cela de scier la mer. Sur nous arriva le torpilleur qui
répondait à notre sans-fil et deux autres bateaux. Il s’amenait de toute sa
vitesse. Il ralentit, stoppa presque, nous frôla.
— La Ginette ?
demanda le commandant.
Le commandant de notre chalutier étendit son bras vers un
point de la mer. Ensemble ils saluèrent.
Les six rescapés étaient sauvés. Aucun n’avait une figure
angoissée. Ils étaient naturels comme
dans le courant de leur vie. N’était-ce d’ailleurs pas le courant de leur vie ?
On les transporta sur un des deux bateaux. Quand l’un de ces
six fut embarqué, comme lui allait à Corfou, il demanda tranquillement à l’un
de ceux de notre chalutier :
— T’as rien à faire dire ?
Le torpilleur partit. La nuit, la belle nuit, pendant
laquelle chaque vol de mouette allait nous paraître un sillage de sous-marin,
la belle nuit descendit.
Ils étaient trois petits chalutiers…
Albert Londres.
Le Petit Journal, 28 mars 1916
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Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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