L'écrivain américain avait 70 ans, le meilleur de ses romans, parmi ceux que j'ai lu, doit être Le prince des marées, mais c'est mon article que Le grand Santini, pas mal non plus - et même mieux que pas mal - que je retrouve, paru au moment de la traduction de l'ouvrage, en 1989.
Pat Conroy a imaginé une brute épaisse, un marine pilote d’avion
qui prend sa confrérie pour la crème de l’humanité et juge nécessaire de mener
sa famille comme une escadrille. Ceux qui souffrent le plus de cette autorité
exacerbée sont Lilian, son épouse, et, parmi ses quatre enfants, les deux aînés :
Ben et Mary Anne. Du côté de Lilian, seuls quelques moments de faiblesse
peuvent amener un semblant de révolte, parce qu’elle est de toute manière
convaincue du bon droit de son mari, et advienne que pourra. Les enfants ont
une tout autre réaction, et en particulier Ben, qui approche de l’âge adulte – il
a presque dix-huit ans quand commence le roman – et qui entame avec son père
une compétition sans merci.
Pat Conroy fait sans cesse basculer le récit de la
sensibilité à la violence. Le grand
Santini, qui s’appelle en réalité Bull Meecham, est incapable de manifester
sa tendresse autrement qu’en cognant sur ses enfants et sur sa femme, certain
qu’il est de leur indiquer ainsi la voie à suivre dans l’existence.
Roman de la haine profondément incrustée dans une famille, Le grand Santini est aussi – et c’est à
peine un paradoxe –, un grand roman d’amour familial. Peut-être parce que les
coups unissent autant les êtres humains que les caresses…
Bull Meecham est détestable, haïssable. Ses enfants sont les
premiers à exprimer leur espoir de le voir partir loin et longtemps, dans une
mission d’un an pour une guerre quelconque, par exemple – nous sommes en 1962
et les fusées cubaines menacent les États-Unis. Mais sans doute est-ce, de leur
part aussi, une manière de dire qu’ils aiment leur père. Tout cela semble bien
confus. C’est que la confusion des sentiments est, parmi toutes, celle qui se
résout le moins facilement.
Les relations familiales sont ici un véritable sac de nœuds
dont il est impossible de tirer une quelconque vérité. Les personnages sont montrés
à chaque instant en train d’exprimer ce qu’ils pensent le plus profondément, et
ces affirmations hautes en couleur sont à peine masquées sous un humour aussi
réjouissant qu’effrayant.
Pat Conroy nous fait passer du rire aux larmes. Les larmes viennent parfois d’un rire trop violent, mais aussi souvent des sentiments, voire de la sentimentalité – sans aucune nuance péjorative, même si l’on peut reprocher à Pat Conroy une fin qui, sans être un happy end, est trop prévisible –, qui affleurent sous la vivacité des réparties. Et ce sont les blessures les plus profondes qui révèlent ainsi, comme éclairées par une sonde extrêmement discrète, l’infinie douleur qu’elles provoquent.
Pat Conroy nous fait passer du rire aux larmes. Les larmes viennent parfois d’un rire trop violent, mais aussi souvent des sentiments, voire de la sentimentalité – sans aucune nuance péjorative, même si l’on peut reprocher à Pat Conroy une fin qui, sans être un happy end, est trop prévisible –, qui affleurent sous la vivacité des réparties. Et ce sont les blessures les plus profondes qui révèlent ainsi, comme éclairées par une sonde extrêmement discrète, l’infinie douleur qu’elles provoquent.
Et voici les premières lignes du Prince des marées:
Ma blessure a nom géographie. Elle est aussi mon ancrage, mon port d’attache.
J’ai grandi lentement, à l’ombre des marées et marécages du comté de Colleton. J’avais les bras hâlés et robustes après les longues journées de travail sur le crevettier, dans la chaleur incandescente de Caroline du Sud. Parce que j’étais un Wingo, j’ai travaillé dès que j’ai su marcher ; à cinq ans, je savais pêcher le crabe mou. J’avais sept ans lorsque j’ai tué mon premier chevreuil, et à neuf ans, je mettais régulièrement de la viande dans les assiettes de la table familiale. J’étais né sur une île marine de Caroline, j’y avais été élevé, et je portais, imprimé sur mes épaules et sur mon dos, l’or sombre du soleil des basses terres. Enfant, je me plaisais à naviguer sur les bras de mer, menant un petit bateau entre les bancs de sable où, à marée basse, de paisibles colonies d’huîtres apparaissaient sur fond de vase brune. Je connaissais tous les pêcheurs par leur nom, et eux me connaissaient aussi, et ils me saluaient d’un coup de corne au passage, lorsqu’ils m’apercevaient en train de pêcher dans le fleuve.
À l’âge de dix ans, j’ai tué un aigle chauve, pour le plaisir, pour l’originalité de la performance, et malgré la stupéfiante, la divine beauté de son vol solitaire au-dessus des légions de menu fretin. Ce fut la première et unique fois que je tuai une chose que je n’avais encore jamais vue. Après m’avoir battu pour avoir enfreint la loi et parce que je venais de tirer sur le dernier aigle du comté de Colleton, mon père m’obligea à faire un feu, à plumer l’oiseau, à le cuire, puis à le manger, malgré les larmes qui roulaient sur mes joues. Ensuite il me livra au shérif Benson qui me laissa enfermé pendant plus d’une heure dans une cellule. Avec les plumes de l’oiseau, mon père confectionna une vague coiffure d’Indien que je dus porter à l’école. Il croyait à l’expiation des péchés. Ces plumes, je les ai gardées sur la tête plusieurs semaines, jusqu’au moment où elles ont commencé à se décomposer, l’une après l’autre. Elles balisaient mon passage dans les couloirs de l’école, comme si j’étais un ange pourrissant, à jamais discrédité.
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