mercredi 4 juillet 2018

14-18, Albert Londres : «J’ai vu André Tardieu, hier, au ministère des Affaires étrangères.»




André Tardieu

Ce n’est pas un ministre, c’est autre chose.
Mais je ne suis pas un imagier, je ne vous raconterai donc pas André Tardieu par anecdotes.
Je ne déroulerai pas devant vous une image d’Épinal. Ce n’est pas qu’André Tardieu fut un mauvais sujet, converti jeune et devenu célèbre ensuite. Il est devenu célèbre sans avoir été mauvais. Il n’y aura pas d’image d’Épinal parce qu’à un pareil homme, seulement, les grandes lignes conviennent.
André Tardieu était encore anonyme qu’aucun guetteur d’hommes ne l’ignorait plus. Homme sans figure, c’est-à-dire journaliste sans signature, subitement, alors qu’il n’avait pas trente ans, il s’était campé en tête du Temps et là chaque soir, sur le coup de cinq heures d’une voix calme et retentissante, entrait en bataille avec les maîtres de la politique du monde. Il rédigeait le bulletin de l’étranger du grand journal de l’après-midi. Et ça claquait ! Il cinglait sans souci n’importe quel attelage. La croupe de l’Allemagne qu’il ne fallait effleurer à cette époque qu’avec doigté portait plus souvent qu’elle n’aurait voulu les traces de ce conducteur. Douze ans durant, au nom de la lucidité, de la logique et de l’intuition, du haut de sa colonne (en 9) il rendit ses sentences.
La voix était vive, vigoureuse. Personnel, on ne le rencontrait jamais dans des sentiers battus. Il se fâchait parfois. Il pénétrait sans se faire annoncer au milieu d’aéropages en discussion et leur faisait sentir le poids de son bon sens et de sa jeune sagesse. Il apportait la vie où l’on parlementait. Selon une personne qui le connaît bien, il lui est arrivé d’entrer, parfois, dans une question diplomatique comme à cheval dans une église. C’est ainsi que les deux affaires marocaines et les problèmes balkaniques le trouvèrent, pour ainsi dire, la lance au poing. Il discutait peu sur le passé ; son terrain c’était l’avenir, il guettait d’un œil perçant les dangers se dirigeant vers son pays. Il ne craignait pas de prophétiser. Il parlait clair parce qu’il voyait clair.
Seule la foule qui marche le nez au ciel le croisait encore sans le reconnaître. Sa célébrité s’étoffait. L’étranger le connaissait. Sa renommée, sans le secours d’une signature, s’était répandue, de tous côtés. Elle avait traversé les mers et les frontières. À des milliers de kilomètres de France, en vous présentant l’article sans signature vous entendiez des indigènes vous dire : « Regardez ce qu’écrit Tardieu. » Son anonymat était en plein renom.
Il s’est fait élire député. Ah ! voilà ! pourquoi ? Pour prendre l’action à son compte. Car il est connu que dans notre République, de même qu’une jeune fille doit se marier pour toucher sa dot, il faut être d’abord député pour espérer recevoir le moindre dépôt d’autorité nationale.
Pendant des années, il n’avait pas ménagé le Parlement. Cette agitation souvent vaine avait exaspéré l’homme de réalité qu’il était. Il sentait que l’heure pressait de voir, de parler et de conclure juste. Il avait été un prédicateur, il allait maintenant se mêler aux offices. Je le vois arriver en juin 1914, élu, dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. On se montrait les nouveaux comme à chaque rentrée, et on entendait : « Tenez, Tardieu ! » Ses collègues le regardaient aussi, mais d’un œil sans indulgence. On comprenait parfaitement qu’ils se disaient : « Ah ! le voilà, celui qui maniait si vivement la plume ! on va voir, maintenant qu’il est dans la cage, s’il aura autant de vigueur ! » Il n’avait, pour l’instant, qu’un lorgnon derrière lequel il observait circulairement.
La guerre vient. Tardieu est envoyé à l’état-major de Joffre ; mais il préfère la bataille. Aussi le trouve-t-on bientôt où ça chauffait. Il se bat dans les Flandres, il se bat sous Reims, il se bat sous Arras. Il écrit. Les « en marge du communiqué » des débuts de la guerre, c’est de lui. Où sont les bulletins de la politique étrangère ? C’est de l’épopée qu’il retrace. Le soldat a passé par-dessus l’homme de pensée. Mais un jour, on s’est aperçu qu’on n’allait pas à Berlin comme ça et l’homme de pensée a repris sur le soldat. Le réaliste qu’il était se rendit compte que son action pourrait être plus efficace ailleurs. Il rentra au Parlement, fit des rapports et, vieille habitude, un matin, fit un article. Cet article était sur les Américains. Il disait ce qu’il nous manquait, ce qu’il nous faudrait, où il faudrait aller le chercher. C’était aux États-Unis. Le lendemain, au Conseil des ministres, dispute. Dispute à propos de l’article. Avait-on oui ou non un programme américain ? En tout cas puisque Tardieu en avait un, appelons-le. On l’appelle. Il s’embarque. Le voilà haut commissaire.
Si nous pénétrions dans ses bureaux de New York et de Washington, nous y verrions dix directions, des parcs de machines à écrire. Mais c’est le résultat qui nous intéresse. Quand il est parti, voilà une année, pas un ami étoilé n’avait traversé l’Océan. Combien sont-ils aujourd’hui, et seront-ils plus tard sur la terre de la France écorchée ?
J’ai vu André Tardieu, hier, au ministère des Affaires étrangères. Ce fut bref :
— L’Amérique ? Monsieur le haut commissaire.
— L’Amérique fait un effort total. Ceux qui l’aimaient le plus auraient eu grand peine à lui supposer une pareille grandeur d’âme. Elle se donne, comme si c’était sa propre chair qu’elle défend. Au secours du droit elle arrive pure et forte.
— Combien d’Américains en France, ce matin ?
— Un million.
— Sur ce million déjà passé, combien von Tirpitz en a-t-il torpillé ?
— 268.
— Dans six mois combien seront-ils sur notre front ?
— Deux millions cinq cent mille.
Hurrah !
Le Petit Journal, 3 juillet 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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