Mirbach l’assassiné
Nous n’oserions jurer que le comte Mirbach ne soit tombé victime d’un de
ses propres moyens d’action. Mirbach était entouré d’Allemands connaissant sa
manière. Nous n’irons pas jusqu’à dire que pour attirer la foudre vengeresse et
bienfaitrice sur l’autel de sa patrie, Mirbach s’y soit fait poignarder. Mais
il avait à ses côtés de ses compatriotes élevés à son école. Que s’agissait-il
d’obtenir ? L’entrée des troupes allemandes à Moscou. Quel est l’événement
qui couperait court à toute objection ? L’assassinat de l’ambassadeur.
Qu’un sous-ordre excessif ait ainsi expérimenté la méthode sur le dos de
l’inventeur, voilà qui ne nous étonnerait pas.
Cela ne nous étonnerait pas, parce que nous avons connu le comte Mirbach
et les siens, à Athènes. Nous l’avons même connu plus qu’il ne s’en doutait.
Vous verrez tout à l’heure l’inconvénient pour un ministre étranger de ne pas
habiter un hôtel particulier.
Mirbach était le président du Conseil secret de la Grèce. Non que Mirbach
fût un de ces hommes éminents qui s’imposent aux gouvernements. C’est que
Mirbach représentait une conception. Il était l’Allemand dans un pays
étranger ; ce pays était plus faible, c’était donc une colonie, il devait
le diriger.
Ce n’était pas commode, l’influence du royaume se partageait entre deux
hommes : Venizelos et le roi. Pour parler plus justement, cette influence
ne se partageait pas, la Grèce les avait tous deux mêlés dans le cœur. Mais ces
deux hommes qui vivaient unis dans l’esprit de leur peuple ne l’étaient pas
entre eux. Le roi, par envie, détestait Venizelos. Venizelos, par amour de ses
compatriotes, mettait chaque fois qu’il le fallait un frein aux caprices du
roi. Le roi était pour l’Allemagne Venizelos était pour la France. Mirbach agit
aussitôt : « La France ne fait rien pour Venizelos, dit-il ;
puisque le roi est pour l’Allemagne, l’Allemagne va travailler pour le
roi. »
Mirbach décida de violenter la Grèce. Il eut besoin d’un collaborateur.
Un homme monoclé, chargé de trésors, intelligent, se présenta à la
légation : « Me voici, dit-il. C’était Schenck, baron d’empire, grand
argentier de la corruption de Guillaume II.
Mirbach et
son complice
Regardons, nous trouverons les mains de Mirbach et de Schenck dans tous
les malheurs de l’armée Sarrail.
Si, en décembre 1915, Constantin osa envoyer deux officiers à
Sarrail pour lui annoncer qu’en cas de retraite de son armée, l’armée grecques
se retirerait des frontières pour ne pas entrer en conflit avec les Bulgares et
leur laisserait libre passage, c’est que Mirbach était président occulte du
conseil grec.
Si l’armée serbe, reformée à Corfou, dut être transportée par mer à
Salonique au lieu de traverser le territoire grec, c’est que Mirbach dicta à
Constantin toutes les réponses que le roi chassé fit à ce sujet aux demandes de
l’Entente.
Si les sous-marins allemands purent opérer dans la mer Ionienne et dans
la mer Égée, c’est que Mirbach leur télégraphiait les passages de nos paquebots
et que Schenck leur payait l’essence.
Si les Bulgares s’entendirent avec le roi de Grèce pour s’emparer du fort
Roupel et interdire ainsi à l’armée d’Orient tout espoir sensé d’invasion de la
Bulgarie, c’est que Mirbach présida à l’accord bulgaro-grec.
Si Berlin et Sofia connaissent mieux que Paris les possibilités de notre
armée lointaine, c’est que Mirbach, toutes les vingt-quatre heures, par le
sans-fil du roi, les tenait au courant de ses moyens exacts.
S’il n’y a pas eu d’élections en 1916 pour permettre à Venizelos de
battre le roi, c’est que Mirbach a dit au roi : « Votre pays envahi,
les élections ne peuvent avoir lieu : prétexte excellent ! » Et
le roi fut débarrassé du même coup de Drama, Sérès et Cavalla.
Si l’armée d’Orient n’a jamais pu se sentir les coudées franches, c’est
que Mirbach, à côté de l’armée régulière grecque, avait levé des régiments de
comitadjis, que Schenck les nourrissait et que ces bandits guettaient toute
avance des Français pour leur couper dans le dos les voies de ravitaillement et
de retraite.
Si, en août 1916, les Bulgares nous ont attaqués, ont pris Florina
et failli réussir la liaison avec Constantin, c’est que Mirbach a dévoilé notre
concentration à l’ennemi.
Si la Salonique n’a jamais pu s’élancer franchement en Macédoine, c’est
que pendant vingt mois, quand le coureur allait partir, Athènes dressait la
tête et le piquait au talon. Et Athènes, c’était Constantin et Constantin
c’était Mirbach.
De Grèce
en Russie
Mirbach avait su faire perdre deux années à l’Entente. Puisque la Russie
devait devenir une colonie allemande, Mirbach serait envoyé en Russie. Il
ferait, faute de mieux, gagner du temps à l’Allemagne. Il avait su (tâche
facile) tenir Constantin dans la main, il saurait bien en faire autant de
Lenine et de Trotsky.
Il avait su armer secrètement les Grecs contre l’Entente, il saurait bien
armer les Russes. Les mêmes tours qui avaient amusé les uns amuseraient bien
les autres. On l’expédia donc avec son sac.
Où l’on
dansait au-dessus de Mirbach
La légation d’Allemagne à Athènes n’était pas dans un hôtel, elle logeait
dans un grand immeuble. Elle en occupait le premier et le deuxième étages. Au
troisième, logeait une Ententiste. Certains soirs, il y avait réception chez
les deux clans. On trouvait dans les escaliers le roi, l’un des princes, voire
des princesses et des personnages officiels de France et d’Angleterre. Les uns
s’arrêtaient au deuxième ; les autres gagnaient le troisième. On se
faisait même des politesses au pied de l’ascenseur. Quand on riait trop fort
chez Mirbach, cela embêtait la maîtresse du logis supérieur. Alors, elle
disait : « Le Boche parle trop haut, dansons pour l’assommer. »
On dansait. On échangeait souvent de ces sympathies. On en échangeait même par
l’intermédiaire des domestiques. Elles s’invectivaient sur le palier. Les
bonnes de l’Allemand étaient sûres d’elles. « On est plus fort que vous,
on vous aura, criaient-elles, nous userons de tous les moyens, s’il le faut,
c’est notre ministre qui le dit. »
— Mirbach, sur la tête de qui on dansait, dire que tu es peut-être
mort d’un de ces moyens !
Le
Petit Journal, 8 juillet 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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