lundi 27 mai 2019

Salut, François Weyergans, mon pote


Oui, François Weyergans était un pote et la nouvelle de sa mort, ce soir, me choque forcément. Nous avons passé ensemble des moments impossibles à raconter en public, nous avons ri (parfois en buvant) jusqu’au bout de nuits enfumées – ses Gitane maïs, qu’il fallait rallumer tout le temps…
Mais peu importe, après tout, il me restera des souvenirs de l’homme et les livres les prolongeront. J’étais trop peu curieux de littérature contemporaine (ça commençait à peine) quand son premier roman, Le pitre, est paru en 1973. Je l’ai lu plus tard, j’ai été impressionné. J’avais entre-temps pris en route son œuvre hilarante et déchirée, celle d’un fantaisiste doublé d’un clown triste, d’un illusionniste qui écrivait comme il rêvait le cinéma – un art qu’il avait pratiqué aussi, cela se voit dans les romans. Il désespérait ses éditeurs qui attendaient des textes souvent bien moins avancés que ce qu’il disait, et c’était alors le temps des promesses non tenues. Ou plus tard, mais alors, quels cadeaux !
Tu me manques déjà, cher François. Où que tu sois, continue à raconter des histoires invraisemblables pareilles à d’éphémères bulles de savon – elles en ont les couleurs et la légèreté, la fragilité aussi, mais elles marquent sur les vitres, les murs, les esprits où elles explosent.
J’ai retrouvé ceci, que j’ai écrit sur toi, j’espère que tu me pardonneras. Il manque des textes plus anciens, j’espère que tu en éprouveras du soulagement. Même s’il aurait été pas mal de retrouver ce que tu me disais à la sortie de La vie d’un bébé, à propos de son montage « cut » très cinématographique… Quant à ton habit d’académicien, il m’a toujours fait bien rigoler, je peux te le dire maintenant.

1989

La grâce insolite de François Weyergans

 Longtemps attendu, le nouveau roman de François Weyergans est enfin arrivé. On ne regrette pas d’avoir pris patience : Je suis écrivain – titre provocateur sur lequel il s’explique par ailleurs – est une construction d’une rare perfection dont la lecture procure, pour des raisons diverses, un plaisir constant.
Le roman est placé, dans le premier chapitre, sous l’emblème des mots et du goût qu’on peut avoir en jouant avec eux : adolescent, le futur écrivain invente l’expression « se mastiquer le mastodonte », signe d’une irrésistible vocation qui n’aurait pu être contrariée que par celle de coureur cycliste, s’il n’y avait pas eu d’ennuyeuses étapes sur terrain plat.
Ni le terrain plat ni l’ennui ne sont des caractéristiques de Je suis écrivain, dont l’humour habite les trois niveaux de narration imbriqués les uns dans les autres.
L’écrivain, bien entendu, tente d’écrire. Avec difficulté, et sans cesser de chercher de nouvelles solutions pour faire avancer ce livre qu’il a décidé de consacrer au Japon. L’écrivain s’appelle Éric Wein, et les lecteurs du Pitre, le premier roman de François Weyergans, se souviendront de ce nom qui était déjà celui de ce personnage initial.
Le roman japonais existe, à l’état embryonnaire, à l’intérieur de ce livre. Il raconte l’agonie de Toyotomi Hideyoshi, un chef de guerre abattu par la maladie.
Mais comme un seul chapitre ne peut suffire, il faut trouver une autre manière de parler du Japon. Eric Wein y envoie donc un double imaginaire, choix logique pour un romancier. Ce double, Marc Strauss, est lui aussi écrivain et se met à vivre sa propre vie dans un pays qu’il découvre en y errant, comme s’il avait l’intention d’écrire, non un roman, mais un matatabimono, c’est-à-dire un récit d’errance et de vagabondage.
Les images qui nous viennent de ce voyage sont une formidable collection de cartes postales insolites. Où toujours les mots gardent leur importance, peut-être davantage encore lorsqu’on ne les comprend pas. Car le Japon est aussi, pour un Français, un pays à la langue opaque, à l’alphabet incompréhensible. Il faut trouver d’autres moyens de percer le sens des situations. Marc Strauss se moque de ne pas comprendre les mots, et il refuse l’intermédiaire des spécialistes. Il préfère se fondre dans la foule, s’arrêter devant une cascade, s’imprégner du Japon au lieu de l’expliquer. Au risque de se laisser envahir par lui au point d’abandonner le roman et d’obliger Eric Wein à trouver une fin imprévue.
François Weyergans donne ici l’impression d’être un gymnaste particulièrement habile, qui inventerait des figures inédites avec une facilité déconcertante – on sait bien que cette facilité de la représentation est le fruit du travail à l’entraînement. A chaque instant, on pense qu’il va manquer sa réception, se briser le cou. Et il rebondit avec plus de souplesse encore…
La foule, un instant médusée, applaudit bien fort à la fin de ce numéro époustouflant.

RENCONTRE
Pourquoi avoir choisi un titre aussi provocateur ?
Il est provocateur dans la mesure où il est simple, et toutes les choses simples deviennent provocatrices de nos jours, sans qu’on le fasse exprès.
Au départ, je voulais raconter l’histoire d’un type qui se promène dans le Japon. Au lieu de me casser la cervelle à lui trouver je ne sais quel métier, il valait mieux en faire un écrivain. Il y a de plus en plus d’écrivains dans les romans et ce n’est pas une mauvaise chose : ça permet d’évacuer la fausse reconstitution d’un métier. En voyageant, on est amené à dire ce qu’on fait. Et dire : « Je suis écrivain », c’est souvent un peu gênant. Sauf au Japon, parce que c’est très facile à retenir comme mot et que cela provoquait des réactions de grand respect. Non pas pour ma personne, bien sûr, mais pour la profession. C’est, bien plus que chez nous, une civilisation de l’écrit. J’étais frappé de voir que cet écrit si menacé en Europe était tellement respecté au Japon, qu’on nous présente comme l’exemple de la modernité – qu’il est aussi, d’ailleurs.
En outre, je trouvais bien d’utiliser l’affirmation du titre avec le mot « roman ». Ce n’est pas un essai, ce ne sont pas des mémoires. Et il n’était pas sans intérêt d’affirmer ça aujourd’hui où la littérature disparaît.
Avec le « je » du titre s’installe aussi un début de confusion entre la personnalité de l’auteur et celle des personnages, écrivains eux aussi…
Ce sont des réminiscences de l’adolescence. D’abord, il y a ce film qui s’appelle Je suis une caméra, que j’ai toujours trouvé très bien – comme titre. Et d’autre part, il y avait, dans les années cinquante, une collection que j’ai possédée : « Leur Métier ». C’était : Je suis comédien, par Pierre Fresnay, Je suis architecte, par je ne sais plus qui, etc. J’étais fasciné par ça et je m’en suis rappelé après avoir choisi mon titre. Quand on est adolescent, on est étudiant, on n’a pas de métier, et peut-être ai-je rêvé, à quinze ans, de pouvoir à mon tour écrire dans cette collection. Et puis je l’écris, après des détours compliqués, en passant par la fiction.
Et en passant par le Japon, ce qui est aussi un détour.
Il est important d’en parler aujourd’hui autrement qu’avec à l’esprit la suprématie occidentale. La seule chose que l’Occident admire au Japon, c’est la réussite sociale, celle des grandes entreprises ! Mon rôle de romancier est de présenter un Japon plus insolite, plus attendrissant.
Encore fallait-il vouloir y aller, au Japon. C’était pour écrire un livre ?
Non. J’ai voulu y aller pour me rendre compte de ce que c’était. J’étais en train d’écrire un autre roman, sur un autre thème. J’ai eu de l’argent et je suis parti au Japon. J’avais été très influencé par le cinéma japonais, et j’avais lu des livres sur le bouddhisme zen. Si j’étais un homme d’affaires, je m’intéresserais davantage au bouddhisme qu’à la Bourse de Tokyo, pour comprendre les mécanismes mentaux.
Le roman a été annoncé plusieurs fois, et retardé. A-t-il été particulièrement difficile à écrire ?
Oui. Mais il faut bien dire qu’on a du mal à écrire. On voit de plus en plus à la télévision des gens qui ne sont pas des écrivains, qui n’ont pas écrit leurs livres eux-mêmes. La littérature, c’est difficile à faire. Et je trouve bien, au fond, que ce livre ait été annoncé, parce que ça m’a obligé à le terminer…

1990

Entre le rien et le presque rien

François Weyergans a terminé son nouveau roman comme Balzac : en passant quelques jours à l’imprimerie, relisant les épreuves au fur et à mesure qu’elles étaient composées – et s’apercevant trop tard de deux coquilles qu’il a corrigées sur quelques exemplaires du livre déjà broché.
Anecdote sans intérêt ? Peut-être pas. À force de travailler sous pression, François Weyergans finira bien par donner un chef-d’œuvre absolu ou un ouvrage complètement raté. Disons-le d’emblée, Rire et pleurer n’est ni l’un ni l’autre. Sur un chemin étroit entre le rien et le presque rien, François Weyergans y tire le fil d’une vie, pendant quelques jours, auscultant au plus près les états d’âme du biologiste Michel Zednik après le départ de Sophie, sa femme. C’est un art de la miniature, parce que les événements ne sont pas de ceux qui bouleversent le lecteur, emportent l’enthousiasme, mais ils sont plutôt les petits frémissements qui permettent de constater, auprès d’un corps allongé, qu’il respire encore…
Donc, Michel Zednik survit au départ de sa femme. Mais il est totalement désorienté. Il imagine les raisons pour lesquelles elle aurait pu le quitter, et comme il ne peut pas les vérifier, puisqu’elle n’a pas laissé d’adresse, toutes les suppositions sont permises. Il ne va pas très bien, il remue « des idées inutiles sur le charme de la présence dans l’absence. »
La seule chose plutôt comique dans ce qui lui arrive – mais lui ne peut y voir un trait d’humour, tandis que le lecteur sourit –, c’est une des raisons pour lesquelles sa femme n’arrive plus à vivre avec lui : « Entre autres, je ne supporte plus de voir défiler toutes les saintes du Paradis dans mon lit. » Michel Zednik, en effet, a l’habitude, originale mais fâcheuse en l’occurrence, d’invoquer les noms de saintes qui lui passent par la tête pendant qu’il fait l’amour. Pour retrouver son équilibre, il devrait peut-être rencontrer une femme qui trouve cela excitant plus longtemps que Sophie. Patience…
Le travail étant, comme chacun sait, un excellent dérivatif aux peines de cœur, Michel Zednik part donc au congrès de Barcelone auquel il avait prévu de participer. Mais pendant sa communication, ses pensées vagabondent. Pour se remettre de ses émotions, il embarque sur un bateau vers l’Italie où, pense-t-il, il pourra retrouver sa fille aînée, enfant d’un premier mariage. L’autre dérivatif aux peines de cœur étant un nouvel amour, celui-ci lui tombe dessus sous l’aspect extérieur d’une jolie jeune femme, Ursule, navigatrice chevronnée qui lui propose rapidement de prolonger le voyage en sa compagnie. Ursule est, elle aussi, une originale. L’air d’une fille facile, mais en réalité tout le contraire. D’ailleurs, Michel ne sait même pas vraiment s’il a envie d’une aventure amoureuse avec elle. Cependant, quand elle n’est pas là, elle lui manque très vite. En outre, le mystère de ce personnage reste entier : une part importante de sa vie lui est étrangère, comme le passé de Michel Zednik n’appartient pas à Ursule – dont ce n’est peut-être même pas le vrai prénom.
Peu importe : d’une certaine manière, la fantaisie d’Ursule repose Michel, sans malheureusement lui faire oublier Sophie.
Au terme du roman, Michel Zednik n’est pas plus avancé qu’au début. Tout juste s’il commence à entrevoir le moyen de s’en tirer. Quant au lecteur, il referme le livre avec le sentiment d’avoir été mené en bateau, au propre comme au figuré, dans une circumnavigation autour d’un individu – un voyage qu’on abandonne à la fois satisfait de rentrer au port et déçu qu’il se termine déjà. Restent quelques images, comme des photos de vacances destinées à fixer le souvenir de ce qui s’estompe déjà. Est-ce suffisant ? Il n’est pas de réponse générale à cette question.

1992

Le rire de Weyergans

François Weyergans est quelqu’un qui rit beaucoup, mais d’un rire contenu, peu expansif, comme chargé d’une certaine ironie envers lui-même. Si Melchior, le personnage de La démence du boxeur, devait le décrire, peut-être le ferait-il ainsi : « Quand Melchior pensait à ses amis, c’était de leur rire qu’il se souvenait le mieux »
Le souvenir est un des thèmes essentiels de ce livre puisque Melchior, à quatre-vingt-deux ans, a sa vie plutôt derrière lui. Mais, bien que s’étant consacré au cinéma – il a été un grand producteur –, c’est récemment qu’il s’est décidé à tourner lui-même un film. Un désir d’enfant qui veut connaître ce plaisir avant de mourir…
Livre beau, grave et triste à la fois, La démence du boxeur est peut-être ce que François Weyergans, auteur cependant déjà de quelques ouvrages qui ont fait date, a écrit de mieux.

RENCONTRE
Vous aviez déjà, dans « Le Radeau de la Méduse », parlé de la façon de faire un film, mais c’est la première fois que vous parlez du cinéma…
Dans Le Radeau de la Méduse, je parlais de télévision ! Il y a une frontière nette entre la télévision et le cinéma.
Ici, il y a d’une part le plaisir de mettre le cinéma dans un roman – il faut bien abriter ce pauvre cinéma quelque part, il n’a plus trop d’endroits où aller, donc on peut peut-être le recueillir dans la littérature – et, d’autre part, il y a aussi, très enfoui, mon désir d’écrire une histoire du cinéma, que je sais très bien que je n’écrirai jamais.
Il s’agit, pour Melchior, de retrouver un cinéma « à l’ancienne », en quelque sorte…
Ces mots, « cinéma à l’ancienne » me hérissent un peu, mais on est d’accord sur les choses. C’est un peu ambigu. Avant tout, je voulais faire le portrait d’un personnage âgé. Et, comme toile de fond, j’ai pris le cinéma. Il y a au départ un désir très naïf. Je me suis dit : ce serait bien que je fasse un livre dans lequel on parle de cinéma parce que ça me permettrait, pendant que je l’écris, de regarder plein de films sur mon magnétoscope. Mais je n’ai pas de magnétoscope et, au lieu de mener une vie de pacha en regardant des films et en écrivant de temps en temps trois lignes, je me suis retrouvé à mener une vie de forçat, à n’écrire que des lignes qui ne conviennent pas, qu’il faut raturer et refaire, pendant presque deux ans, sans même avoir le temps d’aller au cinéma !
Ce Melchior saisi à la fin de sa vie, est-ce qu’il pourrait être vous-même, plus tard ?
Je ne crois pas. Je n’aurais jamais été producteur ou distributeur. Je lui ai fait avoir quelques attitudes de base que j’admire dans la vie, que j’essaie d’atteindre moi-même sans y parvenir toujours…
Une des choses qui frappent dans son caractère, c’est le goût presque joyeux qu’il éprouve pour l’échec. Est-ce ainsi que vous pouvez vivre l’échec ?
Je n’ai pas de goût pour l’échec. Je pense qu’il faut arriver à construire une certaine sorte de vision du monde, ou une sorte d’armure qui fait qu’on souffre le moins possible. Ça se paie assez cher parce que, en contrepartie, si on souffre le moins possible, les joies sont peut-être ressenties moins fortement, parce qu’on apprend à avoir du recul, à avoir un regard un peu ironique ou cynique. C’est assez lacanien, pour employer un adjectif qui était à la mode il y a quinze ans, mais c’est vrai. La psychanalyse, telle qu’elle m’intéresse, je ne pense pas qu’elle guérisse mieux qu’un médicament, ni moins bien, mais elle peut donner une sorte de philosophie.
Ce roman n’est-il pas, d’une certaine manière, et bien que différent, cousin de « Macaire le Copte » ?
Oui, Melchior a un côté Macaire, j’en étais un peu conscient. Je voulais faire un Macaire laïc, comme pour répondre à toutes sortes de gens qui me disent que ce qu’ils préfèrent dans mon œuvre c’est Macaire. Moi pas, par exemple. Je vois bien d’où ça vient : d’une grande vague mystique, un mysticisme qui n’est pas trop vaseux.
Le côté ascétique de ces personnages semble aussi bien vous correspondre…
Peut-être. Mais il y a aussi le fait que, dans ce livre, la mort prend la place qui était celle de Dieu dans Macaire. C’est pour ça que je le dis plus laïc.
La mort serait donc le vrai sujet de La démence du boxeur ?
Disons-le. C’est un vieux monsieur sympathique, plein d’ardeur, plein de vie, mais qui vit tragiquement parce qu’il va mourir tout seul. J’aimais bien montrer la jeunesse d’un type vieux, aussi. J’ai inventé plein de jeux d’enfants. Quand on écrit, on peut inventer des enfances qui ne sont pas vraiment les nôtres – rien de tout cela ne m’est arrivé. Mais les mêmes souvenirs d’enfance à quarante-trois ans, ce ne serait pas bien…
L’essentiel n’est-il pas la perspective, le point de vue ?
Oui. Et là, le narrateur est vraiment très loin, mais on peut croire que c’est Melchior qui parle. C’est technique. Il ne faut pas qu’il y ait de verbes clinquants. Quelques personnes me reprochent ça et disent qu’il y a trop d’auxiliaires. Mais moi, dès que je peux remplacer n’importe quel verbe par « être » ou « avoir », je n’hésite pas, c’est mieux !

Les prix Goncourt et Renaudot à Chamoiseau et Weyergans

On a cru jusqu’à 13 heures, hier, qu’une maison d’édition n’appartenant pas au cercle restreint des habituelles écuries gagnantes lors des courses littéraires d’automne, pouvait l’emporter. Mais Albin Michel, avec le roman de Patrick Besson (Julius et Isaac), n’a récolté que trois voix au Goncourt, contre sept à Gallimard pour le roman de Patrick Chamoiseau (Texaco), lauréat. Celui-ci, qui était un des deux favoris du Renaudot, a donc été logiquement écarté au profit de François Weyergans (La démence du boxeur, chez Grasset), cinq voix contre trois à Bernard Chambaz (L’arbre de vies, chez Bourin).
Le bonheur du lecteur se double cette année, pour nous particulièrement, d’une importante récompense attribuée à notre compatriote François Weyergans, né en 1941, qui était souvent, jusqu’à présent, passé à côté des prix littéraires d’automne – sauf en Belgique puisque Macaire le Copte lui avait valu déjà la prix Rossel en 1981. On nous pardonnera donc, pour une fois, et malgré l’admiration qu’a fait naître, à la lecture, le roman de Patrick Chamoiseau, de donner la priorité au prix Renaudot, d’autant que c’est la deuxième fois, dans l’histoire récente, qu’un lauréat du prix Rossel se voit confirmé par un jury parisien – le précédent était Pierre Mertens, prix Rossel 1970 et prix Médicis 1987. Affirmera-t-on encore que nos écrivains ne sont pas prophètes en leur pays ?
Toujours est-il que La démence du boxeur a beaucoup à voir avec Macaire le Copte. Certes, il ne s’agit plus d’un ermite dans le désert mais d’un producteur de cinéma. N’est-ce pas, d’une certaine manière, la même chose, la même solitude qui fait naître des désirs contradictoires ? Melchior Marmont, quatre-vingt-deux ans, sait ne plus avoir de prise sur le temps. Celui-ci s’est passé, il ne reviendra plus. Alors, il tente, avec les moyens qui sont les siens, et en particulier l’argent, de récupérer un peu de son enfance. Il achète la maison où il a passé toutes ses années de jeunesse, et, surtout, puisque le cinéma est son univers, il tourne un film comme on en faisait autrefois.
Il faut se souvenir que François Weyergans n’est pas seulement écrivain. Le cinéma l’a requis très jeune, sans doute en partie parce que son père, Franz Weyergans, lui aussi romancier, était aussi critique cinématographique, mais aussi parce que le langage de l’image lui convenait particulièrement bien. « Écrivain heureux et cinéaste maudit », comme il se définissait lui-même lors de la remise du prix Rossel – gageons que, même si cette déclaration date d’il y a onze ans, son avis n’a guère dû se modifier –, François Weyergans a vu la diffusion de ses films souvent bloquée par des problèmes financiers et a connu, en revanche, une carrière littéraire suivie de près à la fois par la critique et le public : Le pitre (1973), Berlin mercredi (1978), Les figurants (1980, revu et réédité plus tard sous le titre Françaises, Français), Macaire le Copte (1981), Le Radeau de la Méduse (1983), La vie d’un bébé (1986), Je suis écrivain (1989), Rire et pleurer (1990) et maintenant La démence du boxeur. Il n’empêche que le roman a fini par rattraper le cinéma, à moins que ce soit le contraire. En tout cas, les deux se confondent autour d’un seul et même personnage dans le livre que François Weyergans a publié lors de cette rentrée littéraire.
L’âge donne à Melchior le recul nécessaire pour comprendre sa propre vie et, à l’intérieur de celle-ci, une sorte de fixation sur l’échec qui le fascine. Il ne ressemble pas vraiment à François Weyergans mais celui-ci nous disait quand même, il y a moins d’un mois : « Je lui ai fait avoir quelques attitudes de base que j’admire dans la vie, que j’essaie d’atteindre moi-même sans y parvenir toujours. »
Comme presque toujours, François Weyergans parvient à tenir son sujet à la fois à distance et à proximité du lecteur. Une légère ironie teintée de drôlerie ce qui pourrait n’être que grave et, au bout du compte, même si la mort est au bout du chemin, on en arrive à ne pas la craindre. La démence du boxeur est un des meilleurs romans de François Weyergans, à la hauteur de Macaire le Copte – et il est donc logique que le Renaudot aille à ce livre-ci après que le Rossel soit allé à l’autre.

1993

Entre la parole et l’écriture (sur un portrait télévisé)

Un nouveau roman de François Weyergans était annoncé pour la rentrée littéraire. L’éditeur avait même donné un titre (Le rendez-vous de septembre) et un résumé (« Les tribulations d’un écrivain qui vient de publier un livre qu’il accompagne partout et jusqu’au bout ») à une revue professionnelle. De sorte qu’on l’a attendu, et qu’on l’attend encore – en principe, jusqu’en janvier. Il n’est pas toujours prudent de se fier à un homme qui travaille jusqu’au bout de ses possibilités, qui monte et remonte une scène à la manière d’un cinéaste pour lequel le temps et l’argent ne seraient pas comptés par des producteurs impatients. L’émission de Marianne Sluszny et Guy Lejeune, Portrait de François Weyergans : du pitre au fakir, vient à point pour nous faire patienter, ou au contraire pour accroître l’impatience. Du moins nous apprend-elle deux ou trois choses sur le livre à venir, et notamment son nouveau titre : Le fakir.
C’est anecdotique. Il est plus important qu’elle nous présente un homme, écrivain et cinéaste, dans le cheminement de sa pensée et de son travail, puisque le tournage s’est effectué au moment même où François Weyergans tentait de terminer son livre. Dans une situation, par conséquent, contradictoire : s’il consacre du temps à répondre aux questions de Marianne Sluszny, il travaille moins à ce qui est l’essentiel à ce moment…
Mais la dispersion est, depuis longtemps – un document d’archive des années soixante en fait foi –, une des caractéristiques fondamentales de François Weyergans. Elle ne l’empêche pas, les rappels du passé sont aussi là pour en faire la preuve, de manifester une grande cohérence, comme si, depuis ses débuts, son travail, qu’il soit cinématographique ou littéraire, n’avait eu de cesse de creuser un seul sillon, même avec quelques interruptions.
La grande qualité de cette émission est de nous faire rencontrer un homme tel qu’en lui-même. Avec un côté farceur (Le pitre est le titre de son premier roman), quand il présente des photos de famille, parmi lesquelles se trouve son grand-père… c’est Hitchcock ! Avec aussi un côté fakir, qui accepte et même revendique l’ascétisme du travail d’écrivain.
Parfois, cela dit, on se demande s’il se moque de lui-même ou, gentiment, de la personne qui lui pose des questions. Mais, de toute manière, sa pensée rebondit dans une autre direction, comme si tout, sérieux ou pas, était un moyen de faire avancer la réflexion.
Dans la bibliothèque de François Weyergans, on aperçoit, vers la fin du film, trois volumes du « Littré », dictionnaire incomplet et rangé, en outre, dans le désordre. C’est peut-être un symbole de ce qu’il est : encore incomplet, puisqu’il manque les livres à venir, peut-être aussi un film qu’il aimerait réaliser, et pourtant déjà balisé par les lettres qui marquent les volumes, même si elles ne suivent pas une progression logique.
Mais, si l’on émettait cette idée devant lui, nul doute qu’il ajouterait : « Oui, vous dites ça, peut-être, mais c’est pour dire quelque chose, non ? »

1997

Pourquoi cet écrivain écrit-il ?

Il y a, dans Franz et François, une histoire vraie – il y en a beaucoup, bien qu’il s’agisse d’un roman – à propos d’un livre qui aurait dû suivre de près, dans la bibliographie de François Weyergans, La démence du boxeur. Pris dans le tourbillon qui accompagne la période post-prix littéraires, il s’était mis en tête de raconter la vie d’un écrivain placé dans cette situation. Pas tout à fait celle d’une rock star, comme le narrateur du roman, mais plutôt celle d’un député, qui serre des mains partout et tout le temps. « Le livre issu de cette expérience que j’avais faite et que je ne voulais pas perdre », comme il le dit en tirant sur sa Gitane papier maïs, « aurait été un petit livre, une plaquette. »
Ce que Franz et François ne raconte pas, mais dont se souviennent peut-être quelques téléspectateurs belges, c’est que Le fakir, cet ouvrage potentiel qui n’a jamais existé, avait même fait l’objet d’une émission. « J’étais persuadé que j’allais écrire ce livre », continue-t-il à penser aujourd’hui. Quelques années et beaucoup de travail plus tard, c’est devenu tout autre chose.
« Il n’y a pas de grandes différences entre un romancier et un scientifique ou un explorateur. On fait des recherches, qui donnent de petites trouvailles, et celles-ci débouchent sur des chemins parfois sans issue, parfois non. Assez vite dans le travail est arrivé le personnage du père. La question était : cet écrivain qui a reçu le prix Renaudot, pourquoi est-ce qu’il écrit ? Alors, je suis allé plus loin, et je ne suis pas mécontent d’avoir creusé. Ce livre-ci ressemble plus à ce que j’ai envie de lire que l’aurait été une sorte de reportage dans lequel j’aurais donné l’état des rails de la SNCF. »
Le père de François Weyergans était lui aussi écrivain. Franz Weyergans a même reçu le prix Rossel pour L’opération, comme son fils l’a reçu plus tard pour Macaire le Copte. Le roman qui paraît aujourd’hui ne parle pas que de cela, il est aussi empli de ces digressions savoureuses dont François Weyergans a le secret, mais quand même : il reproduit la situation d’un fils qui devient écrivain (mais il faut quand même préciser que je n’ai pas cessé de tourner des films pour écrire des livres, dit-il), face à la figure d’un père également auteur de romans et d’ouvrages divers, très ancrés dans une foi catholique inscrite dans une époque – celle des années 50 et 60. Les prénoms sont les mêmes dans le roman et dans la réalité. Le nom de famille, lui, est devenu Weyergraf. Puisqu’il s’agit d’un roman…
Il y a d’ailleurs, à un moment où le narrateur publie son premier ouvrage et craint les réactions de son père, une réflexion éclairante : « Tomberait-il dans ce panneau, dans cette facilité, dans cette paresse : confondre l’auteur du livre avec le narrateur dans le livre ? »
François Weyergans reconnaît bien volontiers avoir puisé bien des éléments dans la réalité : « Mon père ressemble beaucoup à celui qui est dans le livre. J’avais pensé, quand il est mort, écrire sa biographie. Mais, aujourd’hui, je traite ça en romancier. J’utilise un certain nombre de choses que je sais, comme tout le monde, et je puise aussi beaucoup dans l’expérience des autres. La réalité donne une assise plus forte à la fiction. Les gens aiment mieux le vrai en ce moment, me semble-t-il. A tel point que des personnes qui ont lu le livre m’en parlent comme s’il était vrai à 100 %. »
Si c’était le cas, peut-être l’auteur aurait-il écrit Franz et François pour se débarrasser de l’image du père, comme une thérapie. Il s’en défend : « C’est une image naïve de confondre littérature et psychothérapie. Le vrai but, quand on écrit, c’est quand même de donner de la lecture aux autres, rien de plus. »
Voilà pourquoi François Weyergans passe tant de temps à écrire ses livres : « Il faut arranger tout ça. Il se pose sans cesse des questions techniques : J’ai beaucoup appris par le cinéma. C’est un livre fait par quelqu’un qui a monté des films. J’ai même coupé des choses qui m’intéressaient beaucoup. Par exemple, j’avais quinze pages que je trouvais aussi bien que le reste, qui représentaient deux mois de travail, et que j’ai enlevées. J’avais aussi écrit une autre fin, que je n’ai pas gardée. »
A l’arrivée, cela donne un livre à la fois dense et léger, bien dans sa manière. Et qui, pour s’attaquer à ce que François Weyergans lui-même appelle un grand sujet, le rapport fils-père, lui donne l’impression d’être plus riche que les autres. « C’est peut-être un excès de narcissisme, mais, pour la première fois, quand j’en relis quelques pages, ça me fait rire ! »
Franz et François donne aussi envie de redécouvrir le vrai Franz Weyergans, celui dont François trouve que les articles sur le cinéma mériteraient bien d’être relus, à la fois pour leur pertinence et parce qu’ils couvrent une longue période de l’histoire de cet art. Celui aussi dont le fils se dit que l’un ou l’autre roman serait un bon point de départ pour un scénario de téléfilm…

2005

Un accouchement douloureux

C’est l’histoire d’un écrivain qui n’en finit pas de ne pas finir. Une histoire qui, déjà, appartient à la légende. Jugez-en plutôt. Des libraires se souviennent peut-être d’avoir assisté à la présentation du roman par l’auteur en juin 2000. Il est d’ailleurs, chez Chapitre.com, daté de septembre 2000. On retrouve la trace de Trois jours chez ma mère dans le bulletin annonçant les nouveautés de Grasset pour janvier 2001, puis pour août et septembre. Reporté au 7 novembre dans le calendrier de rentrée des Inrockuptibles. Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? La librairie en ligne Amazon.fr y a cru : son catalogue signale le roman fantôme paru le 12 septembre 2001. Bah ! se disait-on, ce sera pour l’année prochaine. Weyergans est connu pour sa maniaquerie : il camperait à l’imprimerie afin de retoucher son texte jusqu’au dernier moment, au risque de gripper les rotatives. Grippées pour longtemps, les rotatives. En 2002, rebelote : Le Nouvel Observateur l’annonce, en mai, pour septembre. Et Livres Hebdo publie un avant-portrait de l’auteur. En 2003, Weyergans avoue : « Croyez-moi si vous voulez, mais ça fait deux ans que je pense que mon livre va être fini la semaine prochaine. » La rumeur repart : c’est pour la rentrée. Cela doit être vrai puisque Grasset envoie une plaquette de présentation aux journalistes. Rien n’y fait. L’année dernière, silence radio. Au point que les journalistes s’inquiètent. Weyergans a-t-il renoncé ? Pas du tout : la preuve ci-après.

Le roman qu’on n’attendait pas et celui qu’on n’attendait plus

Entre les deux ouvrages publiés ces jours-ci par François Weyergans, il n’y a pas que trois décennies et demie. Il y a aussi et peut-être surtout douze romans, à travers lesquels il s’est forgé un art personnel dans lequel un travail de construction proche du montage cinématographique aboutit à une impression de totale liberté. Cette technique grâce à laquelle il peut jouer avec son propre personnage et ses doubles est, à l’évidence, moins en place dans Salomé que dans Trois jours chez ma mère. Mais elle est déjà à l’œuvre et le résultat d’un premier roman écrit en 1968 et 1969 ressemble furieusement au Weyergans d’aujourd’hui. Le début est, de ce point de vue, saisissant :
« Par où commencer puisque je ne sais pas où je finirai, ni comment. N’importe : un de ces jours, il faudra finir. Je me sens comme un vieux colporteur d’images qui a oublié le début de sa complainte et n’en a jamais su la fin. »
Et, beaucoup plus loin, dans les dernières pages : « ce qui compte n’est pas de finir mon livre – je finirai bien par le finir un jour. »
Le jeune auteur qui a alors vingt-sept, vingt-huit ans, fait des choix esthétiques radicaux. Il rejette les descriptions au profit des énumérations. Cela n’a pas vraiment changé. Il étire parfois les phrases sur plusieurs pages. Cela lui a passé, encore que le goût d’ouvrir un tiroir après l’autre, dans une autre structure, lui est resté, comme on le verra.
Surtout, il y a Salomé, figure de femme qui se confond avec toutes les autres, ou presque, et qui l’entraîne parfois dans des délires dont il éprouve quelques difficultés à sortir (nous aussi). Le narrateur, qui raconte à la première personne, est cinéaste et projette de réaliser un film sur Salomé. Lancé dans une infructueuse quête de producteurs, il se heurte au réel en même temps qu’il l’avale, le digère, pour en faire la matière de ce livre. Un livre bordélique et pourtant prégnant grâce à une force qui ne faiblit jamais – la puissance du sexe par laquelle est mené le narrateur, mais aussi celle d’images projetées sur le papier à la vitesse d’un film.
Le roman s’achève sur ces mots : « oubliez-moi. » On aurait été bien en peine d’oublier l’auteur s’il avait publié ce texte avant Le pitre, officiel ouvrage inaugural de sa bibliographie. En le recevant maintenant, on imagine en effet le choc déstabilisant qu’aurait provoqué sa lecture. Il aurait été un livre venu de nulle part, d’un auteur inconnu du moins. Que celui-ci ait entre-temps accédé à la célébrité n’enlève pas à Salomé son caractère de génial brouillon.
Et tout aussi brouillon peut sembler Trois jours chez ma mère, puisqu’on y retrouve des éléments puisé à la même source d’une autobiographie détournée. Qui parle quand on lit : « On croit toujours que c’est moi dans mes livres ». François Weyergans ? François Weyergraf ? François Graffenberg ? François Weyerstein ? Il y a de quoi donner le vertige. Car Weyergans pousse l’art du déguisement à son comble, inventant un personnage qui lui ressemble, celui-ci en inventant un autre qui lui ressemble tout autant, etc., écrivains gigognes qui donnent naissance à un roman dans le roman dans le roman…
Ces romans emboîtés ont tous le même titre et le même thème qui reviennent donc comme une insistante litanie : « Le narrateur de son roman s’appelle Weyerstein, François Weyerstein. Il en a fait un écrivain comme lui. Trois jours chez ma mère racontera les aventures et mésaventures de ce Weyerstein qui, très désemparé le jour de ses cinquante ans, annule tous ses rendez-vous et décide d’aller passer quelques jours chez sa mère pour souffler un peu et faire le point. » Ils procèdent d’un seul mouvement répétitif au terme duquel… quelqu’un (l’auteur ? un des personnages ?) espère s’en tirer. Ils procèdent aussi d’un besoin et d’une difficulté à assimiler le monde réel : « François aurait volontiers comparé son cerveau à l’estomac de l’autruche qui a besoin d’absorber n’importe quoi, des cailloux et du métal, pour mieux digérer les aliments. Lui, c’était sa mémoire qui réclamait des informations hétérogènes, déroutantes et périssables, pour réussir à digérer le fort peu digeste monde actuel. »
Tentons de mettre de l’ordre dans tout cela. Six chapitres se succèdent normalement, si l’on peut utiliser cet adverbe, racontés par François Weyergraf. A l’intérieur du sixième chapitre surgissent les trois chapitres du roman que celui-ci est occupé à écrire, ou à essayer d’écrire. Le personnage principal s’appelle François Graffenberg. A l’intérieur du troisième de ces chapitres (donc, toujours dans le sixième, on essaie de suivre) débarque le narrateur appelé François Weyerstein, dans le roman écrit par le précédent… Et, vous nous croyez ou non, un autre début de roman est intégré à cette partie, avant d’en arriver au septième chapitre « normal ». Au cours duquel la mère, dont il est quand même question, ainsi que du père décédé plut tôt, donne à son fils (un des François, ou tous les François) la chute de son livre, d’une manière abrupte et douloureuse.
Vertigineux, en effet. Comme une valse qui s’accélère et au tournis de laquelle il est de moins en moins facile d’échapper, entraîné qu’on est par trois jours – ou cinq ans – de tourbillon.

Le Goncourt à François Weyergans

L’attribution d’un Goncourt suscite inévitablement nombre de questions et d’assertions. Du style pourquoi Weyergans et pas Houellebecq ou Toussaint ? Ou : de toute façon, tout ça, c’est des arrangements entre éditeurs.
François Weyergans restera dans le palmarès, comme 102e lauréat du Goncourt pour Trois jours chez ma mère (Grasset). Mais comment a-t-il battu La possibilité d’une île de Michel Houellebecq (Fayard), Fuir de Jean-Philippe Toussaint, l’autre Belge (Minuit), et Falaises d’Olivier Adam (L’Olivier) ?
Des dix jurés, quatre poussaient Houellebecq, officiellement ou officieusement : François Nourrissier, Edmonde Charles-Roux, Bernard Pivot et Robert Sabatier. Pas un de plus. Dans l’autre camp, trois jurés étaient farouchement opposés à Houellebecq : Michel Tournier, Jorge Semprun et Françoise Mallet-Joris.
Houellebecq ne pouvait pas gagner. Mais les quatre irréductibles sont restés sur leur position : au tour final, Houellebecq a obtenu quatre voix contre six à Weyergans.
Finalement, il n’aura été question que de « teasing » cette année sur la route du Goncourt. D’un côté, un livre (de Michel Houellebecq) longtemps tenu sous embargo. De l’autre, un auteur qui annonçait Trois jours chez ma mère depuis cinq ans, et dont on désespérait de lire un jour le nouveau roman. A tel point que François Weyergans, au cas où il ne l’aurait pas (encore) terminé, avait confié à un autre éditeur le manuscrit de son premier roman inédit écrit il y a 35 ans, Salomé (Léo Scheer).
L’académie Goncourt n’a pas poussé la plaisanterie jusqu’à attribuer le prix à ce roman-là. Mais a dû estimer qu’une douzaine de romans, parmi lesquels un prix Rossel et un prix Renaudot, soutenus par une démarche d’une rare cohérence, valaient bien de couronner Trois jours chez ma mère. Un livre où l’auteur transforme ses faiblesses en lignes de force et dont il tire, sur un ton qui n’appartient qu’à lui, une musique râpeuse et envoûtante.
Jouant sans cesse à être celui qu’il dit qu’il n’est pas, à moins que ce soit à ne pas être celui qu’il dit qu’il est, François Weyergans pratique le trompe-l’œil avec le savoir-faire d’un faussaire éblouissant par lequel on se laisse manipuler. Le jeu subtil entre des personnages qui lui ressemblent tous et qui s’emboîtent les uns dans les autres est digne d’une publicité pour La Vache qui rit : la boîte de fromage en pendentif, sur laquelle est reproduite la vache qui porte le même pendentif, sur lequel… etc. L’effet, sur le lecteur inattentif, vaut celui de deux bouteilles de vodka : après un certain temps, plus personne ne sait où il en est. Sauf l’auteur, qui agite les discrètes ficelles de sa fiction avec l’art consommé d’un illusionniste.
On voit d’ici les reproches : M. François Weyergans, quand serez-vous mature ? Quand aurez-vous la politesse de nous construire une histoire avec un début, une fin et un milieu ?
On en est loin avec Trois jours chez ma mère, qui s’ouvre pourtant sur une phrase définitive : « “Tu fais peur à tout le monde”, m’a dit Delphine hier soir, en guise de point final à un dialogue qui risquait de s’envenimer. Ma conduite la pousse parfois à des déclarations de ce genre, de vraies sentences condamnatoires. » Et qui se termine sur une chute plutôt que sur une véritable fin : « Ce soir, j’aurais aimé lui envoyer un fax, j’aurais aimé lui écrire que je viens de mettre le point final à un livre que j’ai décidé de terminer quand, après sa chute, j’ai passé trois jours chez ma mère. »
Entre-temps, l’écrivain (celui du roman comme le signataire du texte) est passé par tous les stades de l’impossibilité d’écrire. Le dire n’est rien, mais cela fait avancer les choses et les pages s’accumulent malgré tout. Le blé ne manque pas au moulin de Weyergans. Et qu’importe si, parfois, ce n’est pas du blé ? Puisqu’il en tire quand même de la farine.
On s’amuserait volontiers à comparer Weyergans et Houellebecq : celui-ci éprouve le besoin compulsif de tester des théories scientifiques, ou pseudo-scientifiques, sur des communautés imaginaires ; celui-là se laisse emporter par un mouvement brownien qu’il n’a nul besoin de traduire en théories. Et devinez lequel des deux épouse le mieux les soubresauts de la vie…
Tous les personnages de Trois jours chez ma mère, tous les François qui se ressemblent et se renvoient une balle virtuelle d’un roman à l’autre, d’une histoire à une autre histoire née de la précédente, sont les échos d’une grande peur de ne pas exister assez. Sommes-nous bien placés pour rassurer François Weyergans ? Il existe. La preuve par le Goncourt !

Du Rossel au Goncourt, François Weyergans sort vainqueur d’une bataille… avec lui-même

Les cheveux en bataille, l’œil vindicatif, un article manuscrit à la main, François Weyergans est parfois passé à la rédaction du Soir en demandant si l’on pouvait lui faxer d’urgence sa contribution hebdomadaire à un magazine français. Ensuite, il filait à toute allure avant qu’on ait eu le temps d’appeler de Paris pour lui parler, s’il l’avait fallu. L’image est restée d’autant plus aisément dans les esprits qu’elle correspond parfaitement à la légende d’un personnage qu’on suit depuis maintenant plus de trente ans.
Autre flash, quelques années plus tard, chez Gallimard où il publiait Je suis écrivain, avouant mi-penaud, mi-amusé : « J’avais voulu l’écrire en temps réel pendant les deux mois de mon voyage au Japon, et finalement cela m’a pris deux ans. » La vraie question étant de savoir si son retard sur le programme le troublait vraiment ou non…
Et pourquoi voudriez-vous qu’on nous le change, cet écrivain-cinéaste qui monte ses textes comme on monte un film ? Prenons Le radeau de la méduse (le roman d’un film) ou La vie d’un bébé, ou à peu près n’importe lequel de ses romans : les séquences s’y articulent avec une rudesse qui produit une succession de chocs, au terme desquels le lecteur sort lessivé – et heureux.
La digression est, pour François Weyergans, un art majeur. Il la pratique dans la conversation comme dans l’écriture avec un aplomb confondant. Parce qu’il a l’air de passer d’un sujet à un autre mais sait très bien où il va. Et est tout à fait capable d’entraîner les autres jusque-là.
Paradoxalement, si cela veut dire quelque chose dans son cas, il a reçu le prix Rossel pour un roman quasiment ascétique : Macaire le Copte est une présence, plutôt qu’un prêche, dans le désert. C’est-à-dire une manière d’être qui, détachée des contingences, permet de s’affirmer comme personne.
Toujours en bataille avec le monde – relisons La démence du boxeur –, (presque) toujours à mettre en scène un personnage d’écrivain ou de cinéaste qui lui ressemble, François Weyergans est un tendre, un fragile qui prend de grands airs pour masquer ses blessures. Ou pour mieux les exhiber, façon encore de jouer sur les failles en équilibriste pas trop sûr de lui, et d’autant plus émouvant.
Pendant cinq ans, nous sommes nombreux à nous être demandé s’il terminerait ce livre qu’il disait pouvoir écrire en deux semaines – à peu près. Fanfaron refusant de regarder en face sa grande peur de mettre le point final à un manuscrit.
Récapitulons l’histoire d’un livre longtemps annoncé : en juin 2000, François Weyergans présentait son roman à des libraires, comme cela se fait souvent avant la rentrée littéraire. Habituellement, les écrivains ont à ce moment remis leur texte et il est presque imprimé. C’était loin d’être le cas. Il en avait le titre et le « pitch », comme on dit. Et, sans doute, de nombreux brouillons. Mais plusieurs brouillons ne font pas un livre, à moins de travailler et travailler encore, cinq ans durant, le temps de laisser son éditeur annoncer plusieurs fois la parution du roman, le temps de lasser certains, le temps d’en finir, malgré tout – et contre toute attente.
Au tennis, François Weyergans possède son équivalent : le joueur qu’étreint la peur de gagner. Et qui, au dernier moment, baisse les bras, laissant l’initiative à son adversaire. Sinon qu’il n’y a pas, en littérature, d’adversaire. Ni Michel Houellebecq, ni Jean-Philippe Toussaint, ni Olivier Adam, les trois autres finalistes du prix Goncourt 2005, n’avaient de prise sur les votes. Sinon qu’en définitive, pour la première fois depuis… très longtemps, un écrivain belge vient, mine de rien, d’ajouter son nom à la belle liste des lauréats du Goncourt. Et que, pas tellement parce qu’il est belge mais pour un tas de meilleures raisons, on ne peut que s’en réjouir.

2012

Un roman au nom de cocktail

Fidèle à sa réputation, François Weyergans s’est fait attendre. Plus de six ans depuis son précédent roman, Trois jours chez ma mère, prix Goncourt 2005. Avec une date de parution retardée deux fois, de janvier à mars, le temps aussi de changer le titre puisque le livre annoncé comme Mémoire pleine est devenu Royal Romance. Le titre précédent évoquait, semble-t-il, la saturation d’une mémoire de téléphone. Celui-ci est le nom d’un cocktail dont raffole Justine : « moitié gin, un quart Grand Marnier, un quart fruit de la passion, un soupçon de grenadine ».
Daniel Flamm a beaucoup aimé Justine qu’il a rencontrée à Montréal. Il se souvient d’elle et tente d’écrire pour comprendre ce qui est arrivé entre eux et à chacun d’eux, pourquoi leur histoire a eu lieu (« une expression qui tombe à pic : les lieux auront compté dans le récit que je m’apprête à faire »), comment elle s’est achevée. Et ce qu’il en reste.
Le début du roman nous en dit un peu plus sur Daniel Flamm, écrivain devenu conseiller artistique d’une papeterie finlandaise dont le patron s’est entiché de lui. Sur le papier, il semble en savoir presque autant qu’Erik Orsenna – auteur récent d’un livre sur le papier, avec un goût pour le savoir encyclopédique pareil à celui de Flamm. Celui-ci a écrit un ouvrage sur le sel pour lequel il a couru le monde. Avec Weyergans et Orsenna, l’Académie française ne manque pas de curiosité. Ni, pour eux deux en particulier, de sujets de conversation.
Flamm ressemble encore bien plus à Weyergans. Il lui est arrivé de renoncer à écrire un livre à force de retard provoqué par sa fascination pour les informations qui l’envahissent. « L’actualité est l’ennemie de mon travail », écrit-il. Un écrivain serait-il donc condamné à vivre en ermite afin d’éviter les distractions qui le détournent de son travail ? Poser la question n’est pas y répondre. Car ces distractions, ingérées, digérées, deviennent une part importante de la matière romanesque, la part qui relie, pour le lecteur, la fiction au monde.
Repassons par le sel pour revenir à Justine. Celle-ci a inspiré l’héroïne du roman que Flamm consacre au sel : « la jeune femme qui aimait les films pornos, la Québécoise sur qui je vais écrire maintenant quelque chose qui serait à mes romans comme ces bonus qu’on ajoute aux DVD. » Sinon que, dans ce cas précis, le film original n’existe pas et il faut l’imaginer d’après ce qu’en dit la sorte de bonus.
Tout l’art de François Weyergans est là, sur une ligne de fuite qui conduit toujours plus loin en marge du livre qu’il ne fera pas. Le romancier pratique la procrastination pour réussir à en faire une dynamique créatrice. On vogue avec lui où il nous mène, qu’importe l’endroit pourvu que le voyage soit beau, qu’on en rapporte des souvenirs à la pelle.
Donc, parler longuement de Justine ici est peut-être superflu. Puisqu’elle est le sujet affiché du roman, l’essentiel est probablement ailleurs et sa présence est le catalyseur autour duquel s’organisent des éléments disparates. Les lieux, notamment, dont il était question plus haut, Strasbourg, Paris, Montréal. La littérature, de Sterne à Starobinski. La musique, le cinéma, le théâtre – disons-le quand même, Justine est comédienne quand Daniel la rencontre. Sans oublier l’amour, moteur du roman. Et quantité de détails précis, dont tous ne concernent pas le sel ou le papier, qui créent massivement un saisissant effet de réel.

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