La mort d’Antonio Tabucchi, à 68 ans, est celle d’un écrivain certes italien mais qui semble, en décédant à Lisbonne, s’être mis jusqu’au bout dans les pas de Fernando Pessoa, écrivain portugais qui n’était pas seulement son modèle. Il avait d’abord découvert l’œuvre de Pessoa en français, avant d’épouser, comme une langue choisie, celle de son auteur fétiche, de le traduire en italien, de faire du pays de Pessoa sa seconde patrie. J'avais brièvement rencontré l'homme, élégant et cultivé. J'avais été frappé par Nocturne indien - le livre d'abord, le film ensuite. Dans une œuvre abondante et qui a toutes les chances de survivre à son auteur, voici quelques souvenirs de lecture éparpillés sur une vingtaine d'années.
Piazza d'Italia
Avec son premier roman, Antonio Tabucchi devenait écrivain sans vraiment s'en rendre compte, mais on
est heureux qu'il le soit devenu, pour les bonheurs de lecture qu'il
nous a donnés depuis.Ce «conte populaire en trois temps, un
épilogue et un appendice» commence par... l'épilogue. Garibaldo tombe,
abattu d'une balle en plein front, sur la place, en croyant injurier le
roi, et a à peine le temps de réaliser, avant de mourir, qu'il est en
république depuis longtemps.Les surprises ne manquent pas dans
ce roman ludique à souhait, qui porte déjà la marque de ce que deviendra
Tabucchi: comme le dit Cesare Segre, il fait apparaître des origines
toscanes, terriennes, que l'auteur n'a pas reniées dans son indéniable
internationalité.
Rêves de rêves
Vingt récits brefs pour entrer dans le plus secret de l'imaginaire,
celui des rêves d'artistes. Quand ils ne les ont pas notés, c'est une
gageure. Gageure à laquelle s'est pourtant frotté Antonio Tabucchi, avec
bonheur. Car sa connaissance des personnages qu'il met en scène dans la
face nocturne de leur vie lui permet de mettre en évidence
quelques-unes de leurs caractéristiques intimes. Connaissant
Tabucchi, on est tenté de courir vers le rêve de Pessoa. Il rêve qu'il
s'éveille, ça commence bien. Le voici en route pour Santarem, et arrivé
en Afrique du Sud, chez Alberto Caeiro qui veut lui dire la vérité:
«Sachez seulement une chose, c'est que moi je suis vous.» En demandant au
cocher, un peu plus tard, de le conduire vers la fin du rêve, ce 8 mars
1914, Pessoa affirme: «C'est aujourd'hui le jour triomphal de ma vie.»
Faut-il rappeler qu'Alberto Caeiro est un des noms sous lesquels Pessoa a
écrit?
Il se fait tard, de plus en plus tard
La nostalgie de l'amour est encore de l'amour. Entretenu par des
lettres, celui-ci traverse le temps. Et lui survit. Plusieurs fois,
Antonio Tabucchi fait allusion à ce qui guide les choses: un rien,
parfois. Mais un «rien» qui entraîne loin, entre le présent et le
souvenir du passé. Les échos construisent des rêves éveillés où les
corps palpitent... C'est un roman, affirme l'auteur. Mais on peut aussi y
voir des nouvelles articulées par l'esprit et les sens, des nouvelles
dont le personnage serait toujours le même, saisi à différents moments
de son désespoir amoureux. Une vibration unique traverse toutes ces
situations, dont l'accumulation ne fait jamais naître la lassitude.
Petites équivoques sans importance
De petits dérapages. La trajectoire que l’on voulait suivre s’infléchit
d’un coup. Rien de grave, un instant de trouble. Antonio Tabucchi
désigne d’un coup d’œil la scène à ne pas manquer. Il faut être
attentif. Entrer dans une situation où tout semble normal. Une
littérature du questionnement quotidien. De l’attention la plus extrême
aux détails et à leur sens. Une fine dentelle pour amateurs éclairés et
complices.
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