Faut-il frôler le siècle
pour dénouer enfin les énigmes du passé ? Quand Henry Bauchau a publié ce livre, il avait presque cent ans, et
c’est comme s’il en avait tiré de la grâce au lieu d’en subir les inconvénients.
Car L’enfant rieur est un livre
magnifique. Le retour sur les années d’enfance et la première vie d’adulte, de
1913 à 1940, c’est-à-dire de la naissance et des premiers souvenirs jusqu’à la
campagne des dix-huit jours, est un autoportrait complexe. Henry Bauchau, qui a
choisi de mettre l’accent, dans le titre, sur un aspect de sa personnalité, en
propose aussi d’autres facettes, moins heureuses.
L’enfant rieur, donc, est
un être empli d’une joie profonde que les circonstances extérieures tiennent
souvent sous l’éteignoir. A de rares moments privilégiés perce malgré tout un
rire libéré des contraintes. Cette libération intervient sans lien direct avec
le cours de l’Histoire puisqu’elle surgit, la première fois, au contact de soldats
écossais encore prisonniers des Allemands en 1918. Plus tard, ce sera le
bonheur de voir Jacques Copeau lire Tartuffe.
Ou la découverte du gai savoir de Nietzsche. Ou encore la compagnie des
chevaux, à l’armée.
Mais, le plus souvent, « l’enfant rieur a dû serrer les dents
au lieu de se réjouir à pleins poumons », là aussi, parfois à
contre-courant des événements. La fin de la Première guerre mondiale est moins
une victoire qu’une défaite, parce que son père n’a pas été au front et qu’il
en garde une certaine honte. L’installation à Bruxelles, dans une nouvelle
maison, déçoit. La première amitié ne dure pas. Les rêves sont des cauchemars
dominés par le souvenir encore proche de la guerre. Puis l’esprit de sérieux
gagne du terrain lors d’interminables discussions sur l’avenir du monde,
soumises à la « masse
dictatoriale » de l’Eglise catholique. « Qu’est devenu cet enfant rieur que j’aurais voulu être et qui
vit toujours en moi ? », se demande Henry Bauchau à la fin de son
récit.
Il est peut-être devenu
un personnage, rôle qu’il découvre d’abord chez quelqu’un d’autre : Mary,
qui fut peut-être la fiancée de son frère Olivier mais qui se rapproche de lui,
avec succès, puisqu’elle sera sa première femme, dans une relation peu sereine.
Mais le narrateur aussi se construit une image par rapport aux autres. Quand il
devrait avouer à ses parents sa relation avec Mary. Quand il organise un
congrès de l’Action catholique (« Est-ce
que mon personnage a vraiment cru à ce projet ? »). Quand il refuse de
voir les problèmes de son couple. Quand il découvre le danger que représente
Hitler…
« En réalité, mon personnage ne pense pas. Il
répète les pensées des autres. Celui qui voit les choses comme elles sont,
c’est l’être profond, qui n’a que bien rarement la parole. Celui-là ne pense
pas non plus, mais il sent ou il sait – mais de quel terrible savoir – que nous
allons vers la catastrophe. »
La catastrophe sera pire
encore que prévu, puisque la capitulation du 28 mai 1940 sera vécue comme un
déchirement – la deuxième grande blessure personnelle due à une guerre :
l’incendie de la maison de Louvain, en 1914, avait été la première. Contraint
de déposer les armes avec ses hommes, désireux de passer la frontière pour
continuer le combat alors qu’il lui est interdit de le faire, inquiet pour
l’avenir des soldats wallons qui, au contraire de la plupart des flamands et
des bruxellois, resteront prisonniers… Dans ces conditions, le retour à
Bruxelles a un goût d’autant plus amer que Laure, dont il est tombé amoureux,
est partie sur les routes de France dans un exode incertain.
Henry Bauchau a
vingt-sept ans, il vit encore sans comprendre précisément ce qui lui arrive, se
laisse mener par les événements. Les années à venir, il ne le sait pas encore,
lui offriront un accomplissement plus satisfaisant. Mais, en écrivant L’enfant rieur, il reconstitue
l’architecture branlante qui lui a permis de trouver en lui la force de
s’épanouir.
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