jeudi 16 juillet 2015

14-18, Albert Londres à Bucarest




La vie et les étapes de la Roumanie dans l’attente

(De notre envoyé spécial.)
Bucarest, … juillet.
Bucarest embaume. Quand on passe sous ses arbres c’est un parfum qui vous pénètre et près de ses femmes c’en est un autre qui vous croise. La rue est joyeuse et chatoyante. Les officiels ont de hauts cols bleu ciel, rose pâle, vert fondant.
Les dames ont sur leur charmante poitrine moins un corsage qu’une gaze.
Les voitures avec leur cocher en robe de velours font un perpétuel carrousel. C’est la vie.
Dans une jolie rue, devant une jolie maison, une automobile vient de s’arrêter. La rue et la maison sont celles de M. Bratiano, président du Conseil, l’automobile celle de M. de Pokewsky-Koziel, ministre de Russie. C’est la deuxième fois qu’il vient aujourd’hui. Bientôt, deux chevaux amènent un homme grand et résolu, c’est M. Blondel, ministre de France, c’est la deuxième fois aussi qu’il vient. Dix minutes passent. Une nouvelle auto paraît. Elle ralentit à l’approche de la maison, puis à quelques coups de doigt du maître sur le carreau, repart sans s’être arrêtée. M. von dem Busscher, ministre d’Allemagne, avait reconnu la voiture de son collègue et ennemi, le ministre de Russie.
M. de Pokewsky et M. Blondel ne tardent pas à sortir. Le devant de porte de M. Bratiano est libre. M. von dem Busscher revient. Il est suivi de M. von Tchernin, le ministre d’Autriche. C’est l’arrivée des démolisseurs.
La Roumanie, devant cette guerre des nations, ayant compris que l’heure était venue de réunir à son royaume les provinces de Bukovine et de Transylvanie, provinces roumaines possédées par l’Autriche, envisagea son entrée en guerre.
Avec qui collaborerait-elle ? Avec l’Alliance ou avec l’Entente ? Feu son roi Carol Ier pour deux motifs, un de naissance, il était Hohenzollern, un de contrat, il avait un traité secret avec François-Joseph, était pour l’Alliance.

Offres et demandes

Un prince n’a jamais pu compter sans son peuple ; encore moins aujourd’hui que le peuple est admis à compter avec le prince.
Le peuple roumain de culture française, d’un élan spontané et comme si la chose ne pouvait être discutée, se rangea du côté de l’Entente.
Discrètement la couronne fit une enquête chez les officiers… Quatre-vingt-seize pour cent partageaient l’opinion du peuple.
Pour réaliser l’idéal national un seul parti restait donc à prendre : lier sa fortune à celle de la France, de l’Angleterre et de la Russie.
Les Allemands, malgré le langage qu’ils leur tenaient : « Nous vous donnons la Bukovine, allez prendre la Bessarabie à la Russie et vous serez une grande nation », s’étant rendu compte qu’ils ne pourraient armer la Roumanie en leur faveur, tâchèrent de lui prouver qu’un second parti, meilleur que le premier, restait aussi à prendre : la neutralité. Le manège d’Italie recommence en Roumanie.
Carol Ier meurt. Son neveu le remplace. L’atmosphère du trône ne change pas.
Cependant le peuple tient des meetings, demande la guerre, les chefs de parti soutiennent le peuple, la presse libre propage le courant.
Le gouvernement sent qu’il doit se décider à agir. Mais il entend à la fois ne pas déplaire au roi et plaire au peuple. M. Bratiano va discuter les termes de sa collaboration, avec l’air le moins empressé de vouloir collaborer. Dès cet instant il prend une figure de sphinx, encore un sphinx est moins sibyllin : il n’a pas le doigt sur la bouche.
Le 25 avril il fait connaître que pour prix de sa collaboration avec l’Entente, la Roumanie demande pour frontières :
La rive droite du Pruth, le plateau de Cernovitz, la moitié de Maromourest, la Theiss, le Danube.
La Russie répond qu’elle accorde :
La rive droite de la Sucheava, la rive gauche du Cérémusal, frontière artificielle jusqu’à Derrétin, et la ligne du Nord au Sud partant de Derrétin et, après Témesvar, s’infléchissant à l’Est.
Près d’un mois se passe. La Roumanie ne répond pas. Pendant ce temps, chaque jour, le ministre allemand allait dire à M. Bratiano :
— Vous offrez 500 000 baïonnettes à l’Entente. L’Entente vous refuse ce que vous demandez. Nous, Allemands, nous vous offrons ce que vous demandez et contre simplement votre neutralité.
Le 20 mai la Roumanie fait savoir qu’elle maintient ses prétentions. Le 25 mai, la Russie cède la rive droite du Swet mais refuse Cernovitz et le Banat.
— Vous voyez ! répétait M. von dem Busscher à M. Bratiano.
Près d’un nouveau mois se passe encore. La Russie, à ce moment, subit ses reculs en Galicie. Beau jeu pour les Allemands :
— Ils reculent et vous refusent !
La Roumanie fait savoir qu’elle maintient ses prétentions.
* * * * * * * * * *
Le soir même, les journaux de Bucarest annoncent la nouvelle à grand fracas. Pour eux c’est définitif. On est d’accord. Le gouvernement va secouer son mystère.
* * * * * * * * * *
Cependant, cependant M. Bratiano retirant son doigt de ses lèvres laisse entendre qu’il veut bien continuer la conversation.
Elle continue.
L’Allemagne ne travaille pas seulement la Roumanie dans le cabinet de M. Bratiano. Un ministre, pour la colossale Allemagne, ce n’est pas suffisant. Il a beau se démener, il ne peut être partout, or il faut que l’Allemagne soit partout, même dans les water-closets. C’est un Allemand qui est préposé à ce soin dans un des grands restaurants de la ville.

Le travail allemand dans les rues

S’ils n’avaient employé à Bucarest que leurs moyens ordinaires : seaux d’or jetés sur des consciences, achats de journaux, colportages de mauvaises nouvelles, intoxication de l’air par leurs « ya », ce chapitre de leur propagande déjà si connue n’aurait pas mérité une ligne de signalement. Mais tous les chefs-d’œuvre, de quelque nationalité qu’ils soient, ont droit à la postérité. Nous allons donc rendre hommage à celui qu’ils sont venus déballer dans Bucarest.
Les Allemands ne sont pas sans psychologie. Elle est généralement assez grosse, elle manque de détours, mais est de la psychologie tout de même. Ils se sont dit : « Bucarest est une ville qui aime le plaisir ; ainsi qu’on prend les gens par leur faible, nous allons prendre Bucarest par le sien. On va lui donner du plaisir. »
Ils ont fait venir de jolies dames de Hongrie, parce que les femmes de Hongrie sont plus jolies que celles de Berlin. Ils ont commandé de belles calèches, ont fait dévaliser tous les rosiers de Valaisie et de Moldavie et, prêts enfin, annoncèrent à perdre voix que Bucarest allait connaître les plus belles batailles de fleurs de son histoire. On en donna une première. Il n’y avait jamais eu autant de fleurs. On n’avait jamais rien vu de si échevelé. Généralement ces fêtes se terminaient à la nuit et ne dépassaient pas la Chaussée, leur Bois de Boulogne. Est-ce qu’au milieu d’une telle ivresse on s’aperçoit que le jour finit ? Est-ce que l’on reconnaît les barrières ? La fête continua. À onze heures du soir, on ne se battait plus dans la Chaussée mais dans la Calea Victorici, leur boulevard.
Trois jours après on en donnait une autre. Ce fut le même succès, la même joie, le même délire. Et on en redonna une troisième quatre jours après et on en donna douze en cinq semaines.
— Comment ? disait M. von dem Busscher à M. Bratiano, vous ne pouvez rien me promettre parce que vous prétendez que votre peuple veut la guerre ? La guerre à coups de fleurs, vous voulez dire ?
Il fallut que le poète Goga prît sa plume de lyrique irrité pour que cessât la débauche. C’était la première fois qu’un poète écrivait contre les fleurs. C’est encore à l’Allemagne qu’on doit cela.

L’éventail français

Allemands dans les rues, dans les restaurants, dans les chemins de fer, dans les ascenseurs, gros, grands, courts, maigres, avec lunettes, sans lunettes, avec chaînes de montre, sans chaînes de montre, jeunes, mûrs, vieux, mariés, célibataires, il y en a autant que de puces à Moudros. Et cependant ce n’est pas eux qui, à Bucarest, ont encore le dernier mot de la rue.
Alors que toute la journée ils vont, viennent, serrent des mains, tirent des coups de chapeaux, donnent des pourboires royaux, sautent de voitures dans des trams, de cafés dans des pâtisseries et font : ya, ya, ya, avec plus de sérieux que les canards font coin, coin, coin, le soir, à 9 h. ½, la foule de Bucarest leur montant sur les pieds, va dans un vaste cinéma en plein air. Ce n’est pas seulement pour y siffler les Boches. On ne dit plus : « Je vais au cinéma », mais : « Je vais siffler les Boches ». C’est parce qu’à dix heures une petite actrice française, tout habillée de rose, pleine de talent, avec un éventail fermé dans les mains, vient chanter devant l’écran.
Quand elle apparaît, le public accouru, reconnaissant déjà du plaisir qu’elle va lui donner, l’applaudit.
Elle lui raconte que le ministre des Affaires étrangères lui a fait des confidences. Que réellement c’est un monsieur qui ne comprend rien à la situation. Les Roumains peuvent s’en rapporter à elle.
Et les Roumains croulent de rires.
Elle revient. Elle leur dit : « C’est comme votre président du Conseil, en voilà encore un type ? »
Est-il pour les Allemands
On n’sait pas
Aime-t-il les Musulmans
On n’sait pas
Veut-il la Transylvanie
Veut-il la Bessarabie
On n’sait pas
Et elle s’en va avec un air de dire : « Est-il, Dieu possible, d’avoir un numéro pareil pour président du Conseil ! »
Le public la rappelle. Il veut encore l’entendre. Il y a plus de quinze cents personnes. Elle leur crie :
Si tu veux la Transylvanie,
Faut te l’ver, il n’est plus trop tôt,
Roumain, c’est moi qui te l’dis,
Ell’viendra pas sur un plateau.
Une nuée d’Allemands toute la journée se décarcassent à catéchiser Bucarest par l’or ou la parole, il suffit, le soir venu, pour balayer leurs microbes, d’un léger éventail français – encore est-il fermé.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918" où vient de reparaître ce texte presque oublié d'Isabelle Rimbaud. Au même catalogue, les 7 premiers volumes (sur 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet. (1,99 € le volume.)

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