lundi 27 juillet 2015

70 ans de Série noire 1985-1989

Daniel Pennac, Thierry Jonquet, Marc Villard, Gérard Delteil... le néo-polar français se porte bien en cette deuxième moitié des années 80. On y ajoute Elmore Leonard pour faire bonne mesure, et la neuvième tranche de notre survol de la Série noire est une autre demi-dizaine de belles propositions de lecture.

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres (n° 2004, 1985)
La voix féminine tombe du haut-parleur, légère et prometteuse comme un voile de mariée.
— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.
Une voix de brume, tout à fait comme si les photos de Hamilton se mettaient à parler. Pourtant, je perçois un léger sourire derrière le brouillard Miss Hamilton. Pas tendre du tout, le sourire. Bon, j’y vais. J’arriverai peut-être la semaine prochaine. Nous sommes un 24 décembre, il est seize heures quinze, le Magasin est bourré. Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux obstrue les allées. Un glacier qui s’écoule imperceptiblement, dans une sombre nervosité. Sourires crispés, sueur luisante, injures sourdes, regards haineux, hurlements terrifiés des enfants happés par des pères Noël hydrophiles.
— N’aie pas peur, chéri, c’est le Père Noël !
Flashes.
En fait de Père Noël, j’en vois un, moi, gigantesque et translucide, qui dresse au-dessus de cette cohue figée sa formidable silhouette d’anthropophage. Il a une bouche cerise. Il a une barbe blanche. Il a un bon sourire. Des jambes d’enfants lui sortent par les commissures des lèvres. C’est le dernier dessin du Petit, hier, à l’école. Gueule de la maîtresse : « Vous trouvez normal de dessiner un Père Noël pareil, un enfant de cet âge ? » « Et le Père Noël, j’ai répondu, vous le trouvez tout à fait normal, lui ? » J’ai pris le Petit dans mes bras, il était bouillant de fièvre. Il avait si chaud que ses lunettes en étaient embuées. Ça le faisait loucher encore davantage.
— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.

Thierry Jonquet, Le manoir des immortelles (n° 2066, 1986)
Numéro 52 était un petit bonhomme rondouillard, au crâne chauve protégé de la froidure par une toque d’astrakan noire. Numéro 52 ignorait qu’il était ainsi affublé d’un numéro.
Il rajusta sa mise en examinant sa silhouette boudinée dans la vitrine d’un pressing. Un vent glacial soufflait dans la rue. Un manteau en poil de chameau, ainsi que des sous-vêtements de tissu thermolactyl tenaient bien chaud à Numéro 52. Il était donc là, Numéro 52, à contempler son image dans le miroir qu’offrait la devanture d’une boutique de nettoyage automatique, un jeudi de novembre.
La rue dans laquelle se trouvait le pressing était une rue banale. On ne s’y promenait guère : elle ne présentait aucun intérêt particulier. Quelques immeubles, une boucherie, une bijouterie… un morceau de square venait toutefois rompre la monotonie des façades.
Numéro 52 hésitait. Décidément, il avait chaud. Il sentit ses paumes moites coller au cuir de ses gants. Il frissonna. Après tout, cela valait-il la peine ? Il se rappela la Voix, au téléphone. Une Voix à laquelle il ne pouvait qu’obéir, lui, Numéro 52. C’était ainsi.
Tout à coup, le gérant du pressing, intrigué par ce petit homme ventru qui observait fixement les rangées de costumes alignés en devanture, se planta sur le seuil de la porte. Numéro 52 sursauta. Une petite vieille précédée d’un chien ridicule arpentait le trottoir. Numéro 52 s’écarta pour la laisser passer. Il dut enjamber la laisse du chien, un caniche malingre couvert d’un petit manteau de tissu écossais. Numéro 52 fit quelques pas. Il s’arrêta devant la bijouterie, et fit mine d’être intéressé par les montres, les pendentifs, les horloges… puis il haussa les épaules.

Marc Villard, Le roi, sa femme et le petit prince (n° 2093, 1987)
Le pressentiment. Dès ce matin, en me levant, j’ai compris que tout pouvait partir en eau de boudin. Pas de chants d’oiseaux. Un silence étiré, tendu sur Saint-Jean-de-Tarn, qui faisait la part belle au murmure du fleuve situé en contrebas du Flahaut.
Sur les crêtes râpées, des hirondelles aux quatre cents coups survolaient un charnier imaginaire. Le froid m’a pris, puis, juste après, papa Rousse a ouvert les volets de ma chambre et le soleil s’est planté dans mon cœur pour n’en plus partir.
Ils peuvent râler à Palavas, au moins ils ont la mer. Ici, à Saint-Jean, on s’embrase, la tête dans un chaudron avec des songes de chambre froide comme ultime recours.
5 juin. Trente-trois degrés centigrades sur l’Aveyron. Tout baigne, y a pas à dire. Puis l’heure de nous entasser dans la Simca 1000 est arrivée et Guigui m’a regardé comme si j’étais le bon Dieu. Elle se tenait dans l’embrasure de la porte principale du Flahaut, une robe de cotonnade rose dissimulant avec peine son corps d’adolescente. Quinze ans et tout l’amour du monde dans ses yeux. J’ai joué les durs, comme Stallone sait si bien le faire :
— On s’en sortira, ma Guigui !
Elle s’est mordu la lèvre jusqu’au sang et m’a piqué un baiser rapide sur la joue. Puis elle est rentrée se tapir dans l’ombre épaisse de la cuisine. Elle est comme ça.

Elmore Leonard, La joyeuse kidnappée (n° 2151, 1988)
— Je vais conduire, dit Mickey. J’aimerais vraiment.
Frank, tenant la portière ouverte, grogna :
— Monte, d’accord ?
Il lui confia sa coupe de golf, fit le tour de la voiture et donna un dollar de pourboire au gosse du parking du club. Mickey boucla sa ceinture de sécurité – ce qu’elle faisait rarement – et alluma une cigarette. Frank se glissa au volant et alluma la radio.
Ils passèrent devant le poste de police de Bloomfield Hills, au sud de Long Lake Road, à plus de 135 à l’heure. Au club, dans la soirée, quelqu’un avait dit que n’importe qui en provenance de Deep Run après un raout du samedi soir, absolument n’importe qui, ferait au moins du vingt à l’alcootest. Frank avait répliqué que son avocat avait constamment deux ou trois billets de cent dollars sur lui pour tirer ses copains d’affaire. Frank, avec son petit sourire de gamin polisson, n’avait jamais été interpellé.
La Mark V blanche – lavée tous les jours – tourna à gauche dans Quarton Road. Mickey se raidit tandis que le capot pâle suivait le faisceau des phares dans les virages, à 115, chevauchant en père peinard la double ligne jaune au milieu de la chaussée, et que la Mark V vacillait légèrement, gîtait – la musique tonitruant dans les haut-parleurs de l’arrière — gîtait plus fort, Mickey collée contre la portière en entendant hurler les pneus, le flop-flop-flop des cahots sur le bas-côté, et puis le feu rouge brûlé à Lahser, la côte gravie, encore un kilomètre jusqu’à Covington, nouveau grincement de pneus au tournant rapide et finalement la descente en roue libre – « Tu vois ? Pas de problème ? » – pour virer dans l’allée de la grande maison Tudor brune et blanche, les gifles de la haie et enfin l’arrêt brutal.

Gérard Delteil, Balles de charité (n° 2213, 1989)
« Derrière l’ancien Front de Seine, vous trouverez pas mal de pauvres », m’avait dit mon chef de secteur. Bon, je tournais depuis déjà un quart d’heure et je n’avais rencontré que des immeubles de rupins. En désespoir de cause, je rangeai ma bagnole et accrochai le premier passant. Ou plus exactement la première passante. Une petite mémé couverte de trucs brillants qui promenait son chien.
— Des pauvres, fit-elle, je crois que vous en rencontrerez par là-bas…
Du bras, elle me désigna une tour.
— Il me semble bien que celle-là vient d’être déclassée. Ils avaient promis de la démolir, mais ils ne l’ont pas fait…
Elle prononçait « pôvres », avec la bouche en cul de poule.
Elle me toisa de la tête aux pieds. Je ne portais pas l’uniforme de la Compagnie. Mes vêtements étaient propres et corrects, sans plus.
— Qu’est-ce que vous leur voulez donc à ces pauvres ?
Je la remerciai aimablement sans répondre à sa question. C’est la consigne : éviter les bavardages inutiles susceptibles d’aider les concurrents. Je remontai dans ma voiture et me dirigeai vers la tour en question. Après avoir parcouru environ cinq cents mètres, je tombai sur un barrage de police.
Je m’arrêtai, baissai ma vitre. Un gros flic se pencha sur moi. Il empestait la bière.
— Vous avez envie qu’ils vous mettent vot’ tire en pièces, mec ? demanda-t-il.
À sa façon de poser la question, on pouvait penser que cette idée ne lui déplaisait pas.

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