Tranche temporelle de cinq ans, cinquième. 5x5=25, mais combien de cadavres dans les 1255 numéros de la Série noire publiés jusqu'aux Louchetracs, de Jean Mariolle, titre et nom d'auteur déposés, peut-être?
E.V. Cunningham, Tu peux crever! (n° 963, 1965)
Au cours de ses vingt années d’existence, il était arrivé tant de choses à Shirley Campbel – et désagréables, pour la plupart – qu’elle ne fut pas surprise d’entendre deux inconnus annoncer qu’ils voulaient la tuer. Cela lui déplut, évidemment, et lui fit peur, mais ne l’étonna pas exagérément. L’expérience lui avait appris qu’aucune fille ne devait s’étonner du comportement masculin et que, par voie de conséquence, rien de ce que pouvait faire un homme ne devait la prendre au dépourvu.
Néanmoins, étant donné la gravité de la situation, Shirley estima que le destin aurait dû lui adresser une sorte de mise en garde, lui donner le temps de prendre ses dispositions. Sa propre mère, quand elle n’était pas sous l’influence de l’alcool, aimait à répéter qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Shirley jugeait à bon droit qu’il ne devrait pas y avoir de feu sans un minimum de fumée. La logique le voulait. Au cinéma, à la télévision et dans les livres – les seules choses susceptibles de jeter une certaine clarté sur le chaos qui entourait Shirley et qu’on appelait communément la vie – les victimes étaient des imbéciles. Les signes avant-coureurs du malheur se manifestaient autour d’elles ; tout le monde était capable de les discerner… sauf elles. Mais en réfléchissant à cette soirée-là, Shirley ne put y découvrir aucun présage maléfique.
Fredric Brown, La belle et la bête (n° 1082, 1966)
On ne peut jamais prévoir à quelles extrémités se livrera un Irlandais saoul. On peut faire un pari, comme ça, au hasard. On peut même faire un tas de paris.
Et on peut les aligner par ordre de probabilité. Exemple – en commençant par les plus simples : Il ira s’envoyer un nouveau whisky, se bagarrer, faire un discours, sauter dans un train… Ou bien encore, il achètera de la peinture verte, abattra un arbre, dansera la danse du ventre, chantera le God Save The King, chipera une clarinette… On peut imaginer des hypothèses de plus en plus invraisemblables, jusqu’à ce que l’on arrive à la plus invraisemblable de toutes : il pourra prendre une résolution et s’y tenir.
Je sais que la chose semble incroyable : mais elle est cependant arrivée à un type de Chicago nommé Sweeney. Il a pris, un jour, une résolution, et il a dû patauger dans le sang et le café noir pour la tenir, mais il l’a tenue. Peut-être, de l’avis de certaines gens, ladite résolution n’était-elle pas excellente, mais ceci est une autre histoire. Sweeney a suivi cette résolution : le fait est là, et c’est le principal.
Peter Loughran, Londres Express (n° 1136, 1967)
J’étais très en avance quand je suis arrivé à la gare. La grosse horloge, sous la verrière, marquait onze heures vingt, et le train ne partait qu’à midi moins dix, alors j’ai décidé d’aller faire un petit tour dehors, histoire de passer le temps. Déjà, quand tout va bien, ça me met les nerfs en pelote d’avoir à poireauter mais, dans l’état où j’étais, il y avait de quoi devenir enragé. Je suis donc allé me baguenauder pour tuer le temps.
Mais, d’abord, j’ai pris mon billet et je me suis renseigné sur le numéro de quai du train de Londres, après quoi je suis sorti voir un peu à quoi ressemblait le patelin. C’était beaucoup mieux, dehors : un trafic terrible, des tas de gens sur les trottoirs, ça remuait, ça vivait. C’est ça que j’aime, moi : quand ça bouge. Quand il y a de l’animation. Autrement, quand c’est mort, ça me flanque le noir.
Des pipes ? M’en restait que cinq, alors j’en ai acheté un paquet de vingt au petit stand, un peu plus loin dans la rue. Abominablement chères, les cigarettes, à terre. En mer, on les a au quart du prix – un shilling les vingt – et deux fois plus fortes, notez bien. Ce qu’on vous vend, à terre, ça n’a jamais été du tabac ; c’est un mélange de rognures, de poussières et de balayures, pas autre chose.
Richard Stark, Le divan indiscret (n° 1207, 1968)
En regardant du côté de la plage, Parker aperçut un individu en complet noir, debout sur le sable, les yeux dans le vague. Au milieu de tous les corps en maillot de bain, il avait l’air d’une mouche dans un bol de crème. Derrière lui se dressait la masse imposante de l’hôtel, une grande tour éblouissante de blancheur percée de centaines de fenêtres scintillantes. Le soleil de Porto Rico brillait de tous ses feux, le ressac se brisait sur la plage dans un bouillonnement d’écume argentée, et le type restait planté près des affaires de Parker comme un ordonnateur des pompes funèbres en chômage.
Parker le connaissait. Il s’appelait Fusco.
Parker se retourna dans l’eau et appela Claire dont la tête émergeait à une vague de là.
— Je rentre.
— Pourquoi ?
Mais après un coup d’œil en direction de la plage elle comprit. Elle fit deux ou trois brasses pour se rapprocher de Parker.
— En voilà un, au moins, qui sait passer inaperçu. Qu’est-ce qu’il te veut ?
— Me parler affaires, peut-être. Tu peux rester là.
Jean Mariolle, Les Louchetracs (n° 1255, 1969)
Lulu franchit la porte de la prison de la Santé. Ses yeux se plissèrent. Trop de choses à regarder, comme ça, brusquement, d’un seul coup, après une pigette passée à la ratière. La liberté étalait ses rues, ses maisons, ses arbres, ses passants. Il fallait absorber ces visions par petites doses. Néanmoins, presque fatalement, le premier regard de Lulu accrocha le mannequin de service, le flic en uniforme avec sa mitraillette en bandoulière. Comme reprise de contact avec l’extérieur, c’était gratiné. L’autre, raide comme amidon, plastronnait devant sa guérite. Lulu le traita mentalement d’enfoiré. Il se demanda ensuite s’il irait engloutir un godet, chez Marcel, le rade situé en face la taule, mais se persuada très vite que, dans ce tapis, à cette heure, tout ce qu’il pourrait rencontrer c’était encore des matons. Or depuis un an qu’il se les farcissait, les matons, Lulu en avait sa claque. Il suffirait qu’il se pointât au bistrot pour que, un mot en entraînant un autre, il en emplâtre un ou deux et se retrouve au séchoir avec une inculpation de coups et blessures sur les reins. D’un pas décidé, il se dirigea vers la station de taxis la plus proche. Personne n’était venu l’attendre à la sortie. Mado, sa femme, avait reçu ordre de rester au gourbi. Par ailleurs, pas question que ses associés, Pépère, Nanar et Serge, s’apportent sur ce parcours pourri et se fassent retapisser par les bourres qui traînent toujours dans le coin. On se rencontrerait plus tard. Lulu se récita pour la centième fois le programme à venir : « D’abord Mado, évidemment… Ensuite, récupérer la bagnole, reprendre le bout de bois en pognes… Enfin, vers midi, toute l’équipe assemblée chez Pépère. Réunion intime, discrète. Pas besoin d’actualités télévisées. L’O.R.T.F. pourrait rester quai Kennedy. On se passerait volontiers de publicité. »
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