Un roman à succès (et à adaptations) a peut-être masqué la richesse de l'oeuvre d'E.L. Doctorow, mort hier à l'âge de 84 ans. Ragtime a été transposé au cinéma et en comédie musicale après avoir obtenu le National Book Award, une des grandes récompenses littéraires américaines. Cet ouvrage avait été traduit en français en 1976, et plusieurs fois réédité depuis.
Mais, avec une douzaine de romans, quelques recueils de nouvelles et d'essais, E.L. Doctorow ne peut être réduit à ce seul livre. En voici trois autres, histoire d'insister sur la diversité de son imaginaire.
Billy Bathgate (1990)
Le « milieu »
new-yorkais des années trente vu par les yeux d’un adolescent qui en apprend
les règles pour accéder à la richesse alors qu’il venait de la pauvreté n’est
pas moins sordide que d’autres romans noirs, aux images souvent transposées au
cinéma, nous l’ont montré. Mais Doctorow donne à son livre une dimension qui
déborde largement le cadre d’un documentaire : Billy Bathgate, le héros du
livre, doit perdre son innocence et trouver de nouvelles règles de vie pour
survivre dans l’univers qui lui a été plus ou moins imposé – en réalité, le
gamin de quinze ans était tout à fait consentant, mais ce n’est pas lui qui a
décidé d’entrer dans le gang de Dutch Schultz, c’est celui-ci qui l’a ramassé
dans la rue parce que ses jongleries l’amusaient. Et à partir de là, Billy aura
à cœur de mériter la confiance qui a été placée en lui, il se demande pourquoi
et surtout jusqu’à quand, car le vent tourne facilement dans cette bande.
Il aura d’ailleurs l’impression
de trahir son chef le jour où miss Lola, la belle miss Lola, qui fut la
compagne d’un autre gangster avant que Dutch Schultz n’en fasse sa maîtresse
dans le même temps qu’il se débarrassait d’un homme devenu dangereux, répondra par
des gestes très précis – et très agréables – à l’émotion qu’elle fait naître en
lui.
Tout cela va très
vite, et Doctorow ne laisse pas un seul temps mort dans son récit. Les
événements se succèdent jusqu’à un final tonitruant, au terme duquel Billy Bathgate,
qui est encore un enfant, est déjà un homme.
Roman initiatique de
la meilleure veine, même s’il trempe dans la cruauté au quotidien, le dernier
livre de Doctorow est de ceux qui prennent le lecteur par surprise puis le
tiennent en haleine : on croyait n’avoir affaire qu’à un roman d’action, et
on découvre tout autre chose… Ce qu’on peut appeler, tout simplement, de la
littérature.
La marche (2007)
1864 : le général Sherman
déferle avec ses hommes sur les Etats confédérés. Les abolitionnistes du Nord
ont décidé de rompre définitivement le joug de l’esclavage dans le Sud. Noble
cause, par conséquent. Mais le livre de Doctorow, s’il s’inscrit dans ce
contexte, n’est pas un roman historique. Les personnages qui l’habitent
possèdent, à l’intérieur du vaste mouvement collectif d’une armée, leurs
préoccupations propres et leur vie intime. De la foule hétéroclite qui semble guidée
par une volonté supérieure surgissent des silhouettes singulièrement agitées.
La logique d’une guerre se
perd dans la guerre : « Ce
n’était pas une guerre pour l’aventure ni pour une cause solennelle. C’était la
guerre dans ce qu’elle avait de plus pur, une rage insensée coupée de toute
cause, de tout idéal, de tout principe moral. C’était comme si Dieu avait
décrété que cette mêlée informe et enchevêtrée de forces décérébrées était sa
réponse à la présomption des hommes. »
Plus tard, à la fin du roman,
quand cesseront les combats, la guerre se transformera en mots…
Dans l’action désordonnée qui
pousse les hommes sur un rythme chaotique, Doctorow ressemble à un réalisateur
omniprésent, l’œil à chaque détail de toutes les scènes, trouvant un sens même
à ce qui paraît n’en avoir aucun. Le désir s’exacerbe dans les marges d’un
encadrement militaire : la proximité du danger fait naître l’urgence.
Urgence de tuer. Urgence d’aimer. Urgence de s’enivrer. Et la marche
victorieuse d’une armée n’est pas très différente d’une déroute.
William Tecumseh Sherman, le
général, est lui-même empli de doutes, même s’il est convaincu par la nécessité
de son action. Comment celles et ceux qu’il entraîne avec lui ne seraient-ils
portés que par des certitudes ? Beaucoup ne savent pas ce qu’ils font là,
fétus minuscules enlevés par un souffle puissant, celui du roman comme de
l’Histoire, vers une destination encore inconnue.
Pearl, la petite esclave, la
négresse à la peau blanche, est de ces êtres à l’avenir indéterminé. Mais elle
est un des personnages les plus attachants du livre. Au fur et à mesure que son
caractère s’affirme, qu’elle envisage un but précis, que le hasard place en
face d’elle des hommes prêts à l’aider – et plus si affinités –, elle suit une
ligne de moins en moins hésitante.
Elle n’est pas la seule à
retenir l’attention. Deux déserteurs confédérés qui ont changé d’uniforme jettent
des regards inattendus sur le conflit. Un chirurgien visionnaire et très doué
abat un travail de géant. Une fille de juge s’embarque dans une aventure
incongrue pour elle. Un photographe qui suit les troupes tente de les rattraper
pour immortaliser Sherman, mais trouve sans cesse de nouveaux sujets…
Tout cela dans la fureur et la peur, la fumée et la puanteur, le sang et le sexe. Un grand roman qui raconte, plus que la Guerre de Sécession, la folie des hommes. Doctorow est un écrivain dressé à hauteur de ses grands sujets.
Tout cela dans la fureur et la peur, la fumée et la puanteur, le sang et le sexe. Un grand roman qui raconte, plus que la Guerre de Sécession, la folie des hommes. Doctorow est un écrivain dressé à hauteur de ses grands sujets.
Homer & Langley (2012)
Homer et Langley, deux
frères, vivent dans un hôtel particulier de la Cinquième Avenue à New York. Le
premier est aveugle, musicien moins doué qu’il le voudrait et rêve de femmes.
Le second, gazé dans les tranchées de la Grande Guerre, à la fin de laquelle
leurs parents sont morts de la grippe espagnole, a l’esprit un peu dérangé. Il
accumule les objets les moins utiles, transforme petit à petit la maison en un
gigantesque bric-à-brac.
Cela prend toute une vie d’initiatives malencontreuses et de rencontres improbables. Un gangster passe par là, les habitués d’un bal privé, des pompiers pour un incendie, deux fois… L’adresse d’Homer et Langley ressemble de moins en moins à un lieu d’habitation et de plus en plus à un débarras où tout s’écroule comme s’écroulent les espoirs des deux frères. Aucune reconstruction ne sera plus possible. L’histoire de cette déchéance menée avec un impressionnant esprit de système hisse Doctorow au niveau de Kafka, pour l’absurde et la drôlerie.
Cela prend toute une vie d’initiatives malencontreuses et de rencontres improbables. Un gangster passe par là, les habitués d’un bal privé, des pompiers pour un incendie, deux fois… L’adresse d’Homer et Langley ressemble de moins en moins à un lieu d’habitation et de plus en plus à un débarras où tout s’écroule comme s’écroulent les espoirs des deux frères. Aucune reconstruction ne sera plus possible. L’histoire de cette déchéance menée avec un impressionnant esprit de système hisse Doctorow au niveau de Kafka, pour l’absurde et la drôlerie.
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