lundi 20 juillet 2015

70 ans de Série noire 1955-1959

Dans la deuxième moitié des années cinquante, la Série noire publie Richard Matheson, Ed McBain, Ian Fleming, José Giovanni et Jim Thompson, entre autres. Pas mal.

Richard Matheson, Les seins de glace (n° 254, 1955)
Il faisait plutôt frisquet, ce jour-là, je m’en souviens. Le ciel était légèrement couvert ; les falaises paraissaient grisâtres sous leur voile de brume. C’est sans doute pour ça qu’il n’y avait pas foule sur la plage. De plus nous étions en semaine, avant les vacances scolaires. Le mois de juin, quoi ! Tout compte fait, vous voyez le tableau : une immense étendue de sable où nous étions seuls, elle et moi.
J’avais commencé par lire. Mais ça devenait rasant. Abandonnant mon livre, je restai assis, les bras noués autour des genoux, à me régaler du point de vue.
Elle portait un maillot une pièce. Elle devait faire dans les un mètre soixante-cinq. Mince, mais bien roulée. Elle paraissait fascinée par les vagues. Ses cheveux blonds, coupés court, voletaient légèrement sous la brise.
— Excusez-moi ; pourriez-vous…
Elle ne voulait pas se retourner. Elle s’obstinait à contempler le bleu ondoyant de l’océan. Je l’observai de nouveau. Bien balancée. Mannequin, peut-être. Ou modèle de photographe. Le genre qui pose pour Vogue.

Ed McBain, Du balai! (n° 341, 1956)
On ne voit, du fleuve qui borde la ville au nord, qu’un prodigieux panorama. On ne peut le contempler qu’avec une espèce d’appréhension, mais on a parfois le souffle coupé par la majesté du spectacle. Les silhouettes claires des immeubles s’élancent à l’assaut du ciel, dévorant l’azur : des surfaces planes, d’autres longues, des rectangles grossiers et des flèches acérées, des minarets et des pics, toutes les formes géométriques imaginables se profilent contre le lavis bleu et blanc du ciel.
La nuit, en descendant le long de River Highway, la voie sur berge, des myriades de soleils vous éblouissent, une espèce de voie lactée qui s’étend de la ville vers le sud, et s’empare de la cité dans une brillante démonstration de magie électrique. Tout autour de la ville, les réverbères des boulevards extérieurs scintillent, proches ou lointains, et viennent se refléter dans les eaux sombres du fleuve. Les fenêtres des immeubles grimpent de plus en plus haut vers les étoiles en lumineux rectangles, et vont se fondre dans le halo vert, jaune et orange qui embrase le ciel. Les feux verts et les feux rouges ont l’air de vous faire de l’œil, et, le long du Stem, tout cet étalage incandescent se mélange en une aveuglante orgie de couleurs.

Ian Fleming, Chauds, les glaçons! (n° 402, 1957)
Les deux pinces projetées en avant comme les bras d’un catcheur, le scorpion surgit, avec un bruissement sec, d’un minuscule trou de rocher.
Vingt centimètres plus loin, au bas d’un monticule de sable, un petit scarabée se hâtait de quitter l’ombre d’un buisson épineux dans l’espoir de dénicher quelque meilleure provende. La brusque attaque du scorpion ne lui laissa pas le temps d’ouvrir les ailes. Le scarabée agita faiblement les pattes quand la pince acérée s’abattit sur son corps ; puis le dard jaillit, par-dessus la tête du scorpion, et frappa le coléoptère qui mourut instantanément.
Après avoir tué sa victime, le scorpion attendit, immobile, pendant près de cinq minutes, tout son être aux aguets, à l’écoute d’ondes hostiles. Une fois rassuré, sa grosse pince coupante lâcha le scarabée et ses deux mandibules fouillèrent sa chair. Puis, avec une grande délicatesse, le scorpion se mit à le manger. Son repas dura une heure.
Le grand buisson épineux près duquel le scorpion avait attaqué le scarabée constituait un véritable point de repère dans la vaste étendue désertique qui occupe la partie sud-est de la Guinée française.

José Giovanni, Le deuxième souffle (n°414, 1958)
En prenant appui sur leurs mains, ils décollèrent du sol leur corps allongé. Leur tête émergeant au-dessus du petit rebord de la terrasse, ils plongèrent leurs yeux dans le vide. La nuit était claire. Quatre mètres plus bas la crête du mur d’enceinte traçait une ligne épaisse.
Un bruit de pas progressa vers eux. Les trois têtes disparurent derrière le rebord et les joues s’appliquèrent de nouveau contre le sol en ciment de la terrasse.
Dix mètres en dessous, dans le mur de ronde, les surveillants manœuvraient un mouchard{1} fixé contre la bâtisse. Ils s’éloignèrent et le bruit de leurs pas fut absorbé par un angle droit.
Bernard bondit sur ses pieds, une corde, confectionnée avec des bandes de couvertures tressées, enroulée autour du torse et de la taille.
— Vite, souffla-t-il. On a juste le temps.
Il s’agissait de sauter en calculant son élan de manière à s’agripper au passage sur le sommet du mur d’enceinte. Il n’était pas question de tomber à califourchon sur le faîte, sous peine de s’évanouir de douleur.

Jim Thompson, Le lien conjugal (n° 527, 1959)
Carter McCoy – « Doc », autrement dit – avait demandé au veilleur de l’hôtel de l’appeler à six heures. Au moment où la sonnerie du téléphone se déclencha, il avançait justement la main pour décrocher l’appareil. Doc avait toujours eu le réveil facile et agréable, car il était loin d’être homme à regretter le passé ; tous les matins, il affrontait la nouvelle journée avec une belle assurance et une confiance totale en son étoile. En douze ans de prison, le train-train de la vie pénitentiaire avait simplement transformé en habitudes d’heureuses dispositions naturelles.
— Mais voyons, Charlie, j’ai très bien dormi ! assura-t-il avec la sincérité si sympathique qui le caractérisait. Dis donc, tu ne t’attends pas, j’imagine, à ce que je te pose la même question, hein ? (il rit alors aux éclats.) Et mon petit déjeuner, il marche bien, oui ?… Parfait. À la bonne heure ! Je vois que tu es gentleman doublé d’un parfait lettré, Charlie !
Doc McCoy raccrocha sur ces entrefaites, bâilla et s’étira avec satisfaction ; puis il se redressa pour s’asseoir dans le grand lit à la mode d’autrefois. Avisant la fenêtre de la petite rue latérale, il écarta légèrement le store pour jeter un coup d’œil sur le snack du coin qui restait ouvert toute la nuit. Un jeune commis nègre en sortait précisément. Il tenait en équilibre, d’une seule main, un plateau recouvert d’une serviette blanche et s’avançait à pas lents mais réguliers, avec la mauvaise grâce du garçon à qui on a imposé injustement une corvée par ailleurs impossible à esquiver.

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