Une demi-décennie à trous, puisque deux années seulement de ces cinq-là sont représentées dans mes collections. Et encore: en 1977, je suis obligé, reniant mes principes de base, de reprendre un auteur déjà signalé avec un autre roman. Comme il s'agit de Jean-Patrick Manchette, j'imagine que personne ne hurlera au scandale.
Pour prévenir les craintes, je signale que la suite de la chronologie sera complète.
Jean-Patrick Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest (n° 1714, 1977)
Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d’Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C’est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D’autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d’un barbiturique puissant. L’ensemble n’a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékhovienne et principalement amère qui n’est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.
Joseph Bialot, Le salon du prêt-à-saigner (n° 1749, 1979)
La pluie, dure et drue, avait nettoyé la chaussée et balayé les innombrables détritus qui traînent habituellement dans les rues du Sentier. Emballages bistre et tachetés d’étiquettes de couleur, vieux papiers, sacs en plastique de toutes formes, le tout saupoudré de déchets de tissus multicolores, comme il se doit dans un quartier de Paris tout entier consacré au prêt-à-porter.
Le camaïeu gris des immeubles s’ombrait de taches crépusculaires. Par vagues, les boutiques se vidaient : rush saccadé vers le métro de la Porte Saint-Denis ; la foule des employés, des derniers clients, se glissait entre les voitures plaquées sur la chaussée. Un riff de klaxon syncopait le slalom des piétons.
L’été finissait. Octobre était proche et la pluie avait des relents d’automne.
Sous le mini-déluge, les putains de la Porte Saint-Denis refluaient vers les porches des immeubles. Seule, stoïque sous son parapluie, une fille aux seins énormes s’appuyait au mur de la pharmacie, à l’angle de la rue Sainte-Apolline. Le pouce de sa main droite s’incrustait entre ses seins, accentuait le côté ludique de cette poitrine gigantesque capable de ramener au stade oral tous les complexés de 3 à 90 ans ; elle n’était pas érotique, ou porno, non ; c’était, plus simplement, une curiosité à voir, comme dans le « Michelin » : « 1 étoile, bonne table dans sa catégorie ».
Le carrefour bloqué n’était plus qu’un tumulte d’avertisseurs en furie.
Une journée, comme une autre, s’achevait dans le Sentier.
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