Et Jean-Claude Izzo vint... Pour quelques années d'écriture, trop brèves, certes, mais je ne repense jamais à lui sans un léger pincement de cœur, d'autant que sa trilogie Fabio Montale a été rééditée il y a peu en un seul volume. Mais nous ne sommes pas là pour nous lamenter. Avançons...
Jean-Claude Izzo, Total Khéops (n° 2370, 1995)
Il n’avait que son adresse. Rue des Pistoles, dans le Vieux Quartier. Cela faisait des années qu’il n’était pas venu à Marseille. Maintenant il n’avait plus le choix.
On était le 2 juin, il pleuvait. Malgré la pluie, le taxi refusa de s’engager dans les ruelles. Il le déposa devant la Montée-des-Accoules. Plus d’une centaine de marches à gravir et un dédale de rues jusqu’à la rue des Pistoles. Le sol était jonché de sacs d’ordures éventrés et il s’élevait des rues une odeur âcre, mélange de pisse, d’humidité et de moisi. Seul grand changement, la rénovation avait gagné le quartier. Des maisons avaient été démolies. Les façades des autres étaient repeintes, en ocre et rose, avec des persiennes vertes ou bleues, à l’italienne.
De la rue des Pistoles, peut-être l’une des plus étroites, il n’en restait plus que la moitié, le côté pair. L’autre avait été rasée, ainsi que les maisons de la rue Rodillat. À leur place, un parking. C’est ce qu’il vit en premier, en débouchant à l’angle de la rue du Refuge. Ici, les promoteurs semblaient avoir fait une pause. Les maisons étaient noirâtres, lépreuses, rongées par une végétation d’égout.
Michel Lebrun, Loubard et Pécuchet (n° 2415, 1996)
D’abord, il se plante dans les rues méphitiques d’Aubervilliers. À cette heure tardive, pas un pèlerin pour lui indiquer la route. Il stoppe la Mob au pied de l’unique réverbère que les mouflets du coin n’ont pas dégommé au lance-pierres, retire son casque protecteur, fouille de ses doigts gourds dans l’épaisseur de sa canadienne, en tire un plan Paris-Banlieue, le feuillette, les yeux plissés pour mieux distinguer les caractères minuscules dans la lumière jaunasse.
Il se trouve dans une banale avenue Jean-Jaurès. On l’attend dans une non moins conventionnelle rue de l’Entrepôt, pour une réunion importante dont on n’a pas voulu lui donner l’objet par téléphone. Mystère et Malabar. Ah, voilà, il n’en est pas si loin après tout ; deuxième à gauche et troisième à droite.
Il range le plan dans l’épaisseur ouatée, rajuste son hémisphère plastique, lance le moteur de sa machine et s’enfile deux sens interdits avant de parvenir au but. Une voie totalement hors du temps et de l’espace, bordée d’interminables murs aveugles, et où même les voitures en stationnement semblent abandonnées depuis des siècles. Il roule jusqu’à un portail grand ouvert, au fond duquel on voit de la lumière. Dans la cour, il plante la Mob contre un mur, assujettit l’antivol, on ne sait jamais, et, casque au creux du bras, frappe à une petite porte métallique sur laquelle s’écaille l’inscription « entrée du personnel ». Des exclamations retentissent à l’intérieur, enfin, c’est pas trop tôt, il a fait un détour par Marseille, et la porte s’ouvre sur un Jojo hirsute et hilare, verre en main.
Bernhard Schlink et Walter Popp, Brouillard sur Mannheim (n°2479, 1997)
Au début je l'ai envié. C'était au lycée Frédéric-Guillaume à Berlin. Je portais les costumes de mon père, je n'avais pas d'amis et j'étais incapable de monter à la barre fixe. Il était le premier, même en gymnastique, on l'invitait à tous les anniversaires, et les enseignants étaient sérieux quand ils le vouvoyaient. Parfois le chauffeur de son père venait le chercher avec sa Mercedes. Mon père travaillait aux Chemins de Fer du Reich ; en 1934 il avait été muté de Karlsruhe à Berlin.
Korten ne supporte pas l'inefficacité. Il m'a appris à monter à la barre et à en faire le tour. Je l'admirais. Il m'a également montré comment on fait avec les filles. Moi, je courais bêtement à côté de la petite qui habitait l'étage du dessous et qui allait au Luisen, en face de notre lycée. Je l'adulais. Korten, lui, l'embrassait au cinéma.
Nous sommes devenus amis, nous avons fait nos études ensemble, lui en économie, moi en droit ; les portes de sa villa au bord du Wannsee m'étaient ouvertes. Lorsque j'ai épousé sa sœur, Klara, il était témoin et m'a offert la table de travail qui est toujours dans mon bureau, en chêne massif, sculpté, avec des poignées en laiton.
J'y travaille rarement aujourd'hui. Ma profession ne me laisse pas le temps de m'asseoir, et lorsque je repasse au bureau en fin de journée, les dossiers ne s'empilent pas sur ma table. Seul le répondeur m'attend et m'indique dans sa petite fenêtre le nombre de messages reçus. Alors je m'installe devant le plateau vide, joue avec un crayon et écoute ce que je dois faire et pas faire, ce que je dois prendre en main et ce à quoi je ferais mieux de ne pas toucher. Je n'aime pas me brûler les doigts. Mais il arrive qu'on se les coince dans le tiroir d'un bureau qu'on n'a pas ouvert depuis longtemps.
Don Winslow, Au plus bas des hautes solitudes (n° 2522, 1998)
Il aurait mieux fait de ne pas se retourner.
Alors qu’il contemplait une vallée encaissée, Neal Carey entendit qu’on gravissait le monticule. Il fixa son attention sur la paroi abrupte de la falaise de l’autre côté de la gorge, mais les cailloux du sentier n’en finissaient pas de rouler sous des pas. Qui se rapprochaient.
Neal, se concentra sur la position si difficile et si exigeante du Tigre Apprivoisé en Oblique. Il regarda son bras gauche se tendre lentement vers le haut et fendit l’air du tranchant de la main. Ça allait faire trois ans qu’il essayait d’apprivoiser son Tigre, oblique ou pas, et son entraînement quotidien lui permettait à peine de surmonter son inhabileté.
Neal Carey ne voulait surtout pas être dérangé.
Il porta le poids de son corps sur le pied qu’il avait reculé et laissa sa sandale de toile s’enfoncer dans la fine couche de boue. Il inspira l’air glacé de l’aube et sentit sur ses épaules la chaleur timide du soleil levant. Lentement, il leva sa jambe et commença à pivoter au ralenti sur son pied d’appui dans le but de se trouver face à l’origine des bruits de pas qui, maintenant, atteignaient le sommet du monticule. De son monticule, bordel ! Le seul endroit qui, chaque matin, lui était tacitement réservé pour ses brefs instants de liberté avant l’aube. Trois années de pratique ne signifiaient donc rien pour ces intrus ?
Harry Crews, Le roi du K.O. (n° 2536, 1999)
De là où il était, assis sur un tabouret bas, le garçon – qui s’appelait Eugène Talmadge Biggs, mais qu’on appelait souvent Knockout ou K.O. ou Cogneur – avait à trois reprises fait le décompte des costumes suspendus dans le placard ouvert. Et à chaque fois il était arrivé à un nombre différent. Ce qui ne l’avait pas étonné. Compter, ce n’était pas son fort. C’était juste histoire de faire quelque chose en attendant qu’il soit l’heure de la seule chose qu’il pouvait encore faire. Et puis de toute façon, plus rien ne le surprenait.
Il avait décidé depuis belle lurette que l’astuce consistait à essayer de faire ce qui se présentait, sans trop se poser de questions. Du moins jusqu’à un certain point. Le problème étant de savoir où ce point se situait, le point limite à ne pas franchir. Parfois, pendant les heures paisibles où il était allongé dans son lit à attendre le sommeil, ou même lorsqu’il marchait dans la rue, dans la radieuse lumière du matin, la pensée lui venait qu’il y avait bien longtemps qu’il avait franchi le seuil à ne pas franchir et que sa vie ne lui appartiendrait plus jamais.
Il s’obligea à recompter soigneusement encore une fois les costumes. Et tomba sur un nombre encore différent. Il y avait certainement 130, ou 127, ou bien 133 ou alors 128 costumes suspendus devant lui dans le placard ouvert. Et par terre, sous chaque costume, il y avait une paire de chaussures. Donc quelque soit le nombre de costumes, il y en avait autant dans le placard que de paires de chaussures.
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