mardi 21 juillet 2015

70 ans de Série noire 1960-1964

Quatrième série, déjà, de premières pages puisées dans la Série noire, une par an depuis la création et jusqu'à nos jours - autant dire qu'on n'a pas fini, mais la visite est tellement passionnante...

Martin Brett, Cinémaléfices (n° 567, 1960)
Je rangeai ma voiture dans un parking, puis traversai Vine Street dans la direction de Western, en m’efforçant de retrouver mes impressions d’autrefois. Il faisait chaud. C’était l’heure du déjeuner et les rues étaient presque désertes ; le soleil printanier luttait contre le brouillard chargé de fumée… ce même brouillard qui, d’après certains, a tué l’industrie cinématographique. Cette explication en vaut bien une autre, mais ce n’est jamais qu’une fausse excuse. Ce sont la télévision et les mauvais films qui ont tué le cinéma.
Je ne rencontrai personne de connaissance. Je passai devant un bar plein d’ombre d’où s’échappait une fraîche odeur de bière, mais je n’y entrai pas. Il y avait longtemps déjà que je n’avais bu un coup, et la tentation n’était plus aussi torturante, du moins dans la journée. Je jetai un coup d’œil dans une vitrine et me trouvai meilleure figure, bien que mes vêtements ne fussent guère à mon goût. J’avais mis, pour la circonstance, un complet bleu de roi et des souliers de daim à semelles épaisses, à grosses piqûres. Je ressemblais à la favorite du sultan, mais, à Hollywood, c’est sur l’apparence qu’on juge les gens. Et j’avais l’apparence qui convenait.

Carter Brown, Télé-mélo (n° 650, 1961)
Il m’est déjà arrivé, dans la vie, de tomber sur pas mal de pépées émanci…pées, mais cette sacrée Ambre Lacy m’exhibe si généreusement son académie… (Il ne s’agit pas de l’Académie des sciences morales et politiques, rassurez-vous !) que je me sens un tantinet gênée. Pourtant, je n’ai rien de la pucelle qui pique un soleil à tout propos. Voilà d’ailleurs un cas dont ne parle jamais cette chère tante Gladys, dans sa rubrique du savoir-vivre. Il est vrai que les feuilles de chou qui publient ses papiers doivent être vouées aussi à la feuille de vigne ! C’est fatal.
Je reste donc plantée sur le pas de la porte de la caravane à me torturer la cervelle pour trouver quelque chose à dire ; mes joues, pendant ce temps-là, virent de plus en plus au rouge écarlate. Ambre ne bouge pas un muscle. Elle est allongée sur la couchette et n’arbore, pour tout vêtement, qu’un suave sourire et un nuage de parfum.
Mais Lee Banning, qui est couché près d’elle, réagit en revanche prestissimo ! D’un bond, il se lève, me fusille du regard et rugit :
— Vous ne pourriez pas frapper avant d’entrer, non ?

Jack Couffer, Le rat qui rit (n° 706, 1962)
Les enseignes au néon des quelques bars encore ouverts sur les quais, à cette heure tardive, projetaient des coulées de lumière bleue et rouge qui égayaient la noire surface de la baie d’Avalon. Leurs reflets dansaient avec de brusques sautes d’intensité aux vitres et aux hublots des yachts au mouillage. Amarrés sur plusieurs rangs, plongés dans l’obscurité et le silence, les navires se laissaient bercer par le flot.
Un orchestre de jazz jouait dans l’un des bars et cette musique venue de terre rasait l’eau avec une étonnante netteté pour aller se perdre à l’infini, dans l’Océan qui baignait les rivages de l’île. On entendait aussi le murmure de la houle qui s’engouffrait entre les pilotis de la jetée et clapotait contre les flancs des embarcations.
Soudain, du fond de l’obscurité, sur la plage, un rire strident de femme s’éleva dans le lointain.
A ce bruit qui trahissait une présence humaine, le rat sursauta.
Il venait de faire son petit tour de promenade habituel sur le pont. Aussitôt il resta tapi dans l’ombre du poste de pilotage, les yeux aux aguets, tous muscles tendus, prêt à fuir immédiatement. Les gros poils gris-brun de son échine s’étaient hérissés et semblaient frémir d’inquiétude.

Douglas Warner, Une veine de pendus (n° 814, 1963)
Cette année-là, l’hiver fit son entrée à Londres le 13 novembre. Toute la journée, le brouillard avait traîné sur la ville, tel un vagabond transi en quête d’un mauvais coup. Vers six heures, un vent glacial qui soufflait du nord-est le dissipa. Après le vent ce fut la pluie. A l’heure de la sortie des bureaux, elle trempa la foule des citadins qui rentraient hâtivement chez eux. C’était une petite pluie mesquine, fine et glacée, incroyablement pénétrante et obstinée. Elle s’insinuait sous les cols relevés, dans les manches, dans les chaussures par les trous de lacets, dans les poumons et jusqu’aux os, où elle introduisait le germe des rhumes, des catarrhes, des grippes, des bronchites, de l’asthme et de l’arthrite. Elle lavait le ciel de sa suie et la précipitait sur les immeubles, qu’elle revêtait ainsi de leur millième couche de crasse noire. Ce n’était plus dans l’immense métropole qu’une vaste cacophonie d’éternuements, de halètements, de quintes de toux, de reniflements, de borborygmes et de crachements. Tronc, ex-voleur, philanthrope de quartier et bookmaker, qui sortait du Chien Courant pour se rendre aux Sept Etoiles, considéra ce temps abominable d’un œil furibond. Quel bonheur quand l’heure de la fermeture des pubs ayant sonné, il pourrait enfin rentrer chez lui.

John D. MacDonald, Strip-tilt (n° 833, 1964)
Lentement, avec une patiente application, Kirby remit au point sa perception de l’univers. Il entendit les échos de sa propre voix se répercuter à l’infini, telle une fastidieuse encyclique de récriminations, tel un péan chanté en l’honneur de l’esprit brimé, martyrisé, usé jusqu’à la corde...
La personne assise en face de lui, de l’autre côté de la table, se détachait en contre-jour devant la fenêtre, une baie énorme aussi vaste qu’un court de tennis posé à la verticale. Par la vitre, on apercevait un océan que teintaient de rose les lueurs du soleil couchant ou de l’aurore. Elles projetaient aussi un éclat de pêche sur le hâle des épaules nues de la dame et auréolaient son opulente blondeur crémeuse.
« C’est l’Atlantique », se dit-il.
Une fois l’océan identifié, il lui fut plus facile de déterminer le moment de la journée. « Vu de Floride, songea-t-il, ce ne peut être que l’aurore. »
— C’est vous, Charla ? risqua-t-il prudemment.
— Naturellement, cher Kirby, répondit-elle d’un ton ironique, légèrement guttural, en riant presque. Je suis votre excellente nouvelle amie, Charla.

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