Créée par Marcel Duhamel chez Gallimard, la Série noire est née en septembre 1945. En 2005 est paru le n° 2743 de la collection, le dernier à être numéroté. Depuis, ça continue, sous la direction d'Aurélien Masson, probablement le plus tatoué des éditeurs parisiens (enfin, je n'ai pas vérifié les corps de tout le monde).
Pour célébrer, avec un peu d'avance, l'anniversaire, je m'étais mis en tête de proposer un titre par an, d'auteurs tous différents. Je n'y parviendrai probablement pas tout à fait, les années 1975 à 1978, à la production plus réduite (deux titres seulement en 1978, au creux de la vague), m'obligeront à rompre avec le principe du livre unique par auteur, et peut-être même y aura-t-il l'un ou l'autre millésime "blanc", paradoxe maximal pour une série noire... Mes recherches ne sont pas tout à fait terminées, on verra.
Par ailleurs, ma collection n'étant pas constituée que d'éditions originales, de nombreuses couvertures ne correspondent pas toujours au volume tel qu'il est arrivé l'année de sa première publication. Cela me gêne moins puisque c'est le signe d'une vitalité traduite par des rééditions.
Allons-y pour les premières lignes de cinq romans parus de 1945 à 1949.
Peter Cheyney, Cet homme est dangereux (n° 2, 1945)
Le service central de la police de l’Oklahoma communique aux brigades volantes, à toute la police de la route…
Recherchez le nommé Lemmy Caution qui s’est évadé aujourd’hui même de la prison d’Oklahoma City, après avoir tué le shérif intérimaire et un gardien.
Aux dernières nouvelles, a été aperçu aux approches de la limite d’Etat, près de Talequah. Se rend probablement à Joplin. Soyez prudents. Cet homme est dangereux.
Il est au volant d’un cabriolet Ford V-8 vert foncé, dont la vitre de la portière avant droite est cassée. La voiture porte des plaques d’immatriculation du Missouri, mais elles seront probablement changées. Caution est armé. C’est un tueur.
Caution purgeait une condamnation de vingt ans de prison pour meurtre d’un policeman de l’Etat d’Oklahoma, l’année dernière.
Le Service central de la police de l’Oklahoma alerte les brigades volantes, toute la police de la route… Recherchez cet homme. Prévenez les garagistes entre Tulsa et Talequah qu’il aura probablement besoin d’essence. En chasse, les gars, en chasse !
Horace McCoy, Un linceul n'a pas de poches (n° 4, 1946)
Quand Dolan fut averti par téléphone que le directeur du journal désirait le voir dans son bureau, il sentit que ça allait barder, et tout en montant l’escalier il se dit une fois de plus que le manque de courage de la Presse était dégueulasse.
Combien il aurait préféré vivre au temps des Dana et des Greely. Dans ce temps-là, un journal était un journal qui appelait un enfant de salaud, un enfant de salaud, et se foutait du reste. Ça devait être bath alors d’être reporter dans un de ces bons vieux canards. Mais maintenant le pays était rempli de petits Hearst et de petits Mac Fadden qui ne cessaient de battre le tambour et de coller des drapeaux à toutes les pages du journal. Ils servaient du patriotisme à tant la ligne et se foutaient éperdument de tout ce qui n’était pas le tirage. (Messieurs, nous regrettons beaucoup de ne pouvoir vous prêter nos camions cet après-midi pour transporter les pots-de-vin de l’Hôtel de ville, mais nous en avons-absolument besoin pour livrer notre dernière édition. Après six heures, nous serons charmés de vous les prêter. Ou bien : Oh ! oui, monsieur Delancey, nous comprenons parfaitement, monsieur Delancey. Ces deux femmes sont allées se jeter sous l’auto de votre fils. Oui, bien sûr, Monsieur, hahahaha ! Cette odeur d’alcool un peu trop persistante venait seulement du cocktail qu’on avait par mégarde renversé sur son costume).
John Tracy, Neiges d'antan (n° 5, 1947)
Oui, la neige était en route. De la véranda du chalet, je regardais le lac et je sentais à l’odeur que la neige approchait. Le lac était gris, avec un vent mordant comme une lime, et j’avais presque le goût de la neige dans la bouche. Elle n’était pas loin, elle devait s’entasser derrière Old Baldy1 et attendre le coucher du soleil pour passer par-dessus la montagne et descendre en rafale sur nous.
Ma foi, un peu de neige ne ferait de mal à personne, à condition qu’il n’en dégringole pas trop d’un seul coup. Si la grand-route pouvait rester ouverte jusqu’au croisement, à nous deux Frenchy, nous pourrions dégager le chemin qui montait au camp ; et, après une petite chute de neige, la chasse est toujours meilleure.
Plus tard, quand les masses de neige soufflée seraient trop profondes, il ne viendrait plus que les vieux chasseurs endurcis comme M. Baldwin, Snapper Todd, et deux ou trois autres qui avaient assez le feu sacré pour partir en expédition sur des raquettes.
Je croisai mes doigts, en faisant des vœux pour qu’il tombe un peu de neige, puis je rentrai dans le chalet. Frenchy commençait à préparer le souper.
— Elle vient, lui dis-je. Tu avais raison.
Raymond Chandler, le grand sommeil (n° 13, 1948)
Il était à peu près onze heures du matin, on arrivait à la mi-octobre et, sous le soleil voilé, l’horizon limpide des collines semblait prêt à accueillir une averse carabinée.
Je portais mon complet bleu clair, une chemise bleu foncé, une cravate et une pochette assorties, des souliers noirs et des chaussettes de laine noire à baguettes bleu foncé. J’étais correct, propre, rasé, à jeun et je m’en souciais comme d’une guigne. J’étais, des pieds à la tête, le détective privé bien habillé. J’avais rendez-vous avec quatre millions de dollars.
L’entrée principale de la demeure des Sternwood avait deux étages de haut. Au-dessus des portes, de taille à laisser passer un troupeau d’éléphants hindous, un grand panneau de verre gravé représentait un chevalier en armure sombre, délivrant une dame attachée à un arbre et qui n’était revêtue que de ses longs cheveux ingénieusement disposés. Le chevalier avait rejeté la visière de son casque en arrière pour se donner un air plus sociable, et il tripotait les nœuds des ficelles qui retenaient la dame à l’arbre, sans arriver à rien. Je le considérai et je me dis que si j’habitais la maison, tôt ou tard, il faudrait que je grimpe l’aider… il n’avait pas l’air de s’y mettre sérieusement.
Dashiell Hammett, La clé de verre (n° 23, 1949)
Les dés roulèrent sur le drap vert du plateau, atteignirent ensemble le rebord et rebondirent. L’un s’immobilisa aussitôt, montrant six points blancs en deux rangées parallèles de trois. L’autre trébucha jusqu’au centre avant de s’arrêter à son tour. Sa face supérieure ne portait qu’un seul point blanc.
Ned Beaumont poussa un grognement et les gagnants raflèrent les enjeux.
Harry Sloss ramassa les dés et les secoua dans sa grande main blanche et poilue.
— Je vous fais ça en deux coups.
Il laissa tomber sur la table un billet de vingt-cinq dollars et un de cinq.
Ned Beaumont s’écarta de la table.
— Ne le lâchez pas, les enfants ! Il faut que je refasse des fonds.
Pour gagner la porte, il fallait traverser la salle de billard. En chemin, il rencontra Walter Ivans qui entrait.
— Hello, Walt !
Il allait continuer, mais Ivans lui saisit le bras et le força à se retourner.
— A-avez-vou-ous pa-parlé à P-paul ?
Quand Ivans prononça « P-paul » une nuée de postillons jaillit de ses lèvres.
— Je monte le voir à l’instant.
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