Masculin et féminin
Une question soumise à l’Académie française
Mme Gagneur trouve que notre langue n’est
pas assez riche – Doit-on dire « autrice » ou « auteuse » ?
– Opinion de deux académiciens – Le rôle de l’Académie.
Dans une requête qu’elle vient d’adresser à l’Académie
française, et qui n’a de pro domo que
l’apparence, Mme M. -L. Gagneur demande à la docte
assemblée d’enrichir notre langue de substantifs féminins équivalents aux noms
masculins : auteur, écrivain, orateur, docteur, administrateur, sculpteur, partisan, témoin, confrère, sauveur et
autres qu’il serait trop long d’énumérer ou qu’il reste à trouver.
Mme M. -L. Gagneur reconnaît, de très
bonne grâce, que jusqu’à ces dernières années, ces mots n’auraient servi qu’à
des entités très exceptionnelles.
Mais il s’est produit une poussée dans l’élément féminin. Les
femmes, longtemps tenues à l’écart des différentes carrières libérales, y
entrent maintenant nombreuses et résolues, et à une situation nouvelle doit
correspondre un langage nouveau.
Nous aurions voulu savoir de Mme M. -L.
Gagneur elle-même ce qu’elle répondrait à l’Académie, si celle-ci lui demandait
les voies et moyens pour faire aboutir sa réforme. Mais Mme M. -L.
Gagneur est à la campagne.
À la campagne aussi la plupart des académiciens que nous
voulions interroger sur le même sujet. Nous en avons cependant rencontré deux
qui ont bien voulu nous répondre.
Chez M. de Mazade.
Le premier est l’honorable M. de Mazade,
— Je suis arrivé, nous dit-il, à l’Académie jeudi dernier,
alors que déjà lecture avait été donnée de la lettre de Mme Gagneur.
Je ne sais donc pas les idées émises par mes confrères. Moi-même, je n’ai pas
eu assez le temps d’y penser pour me faire une opinion. Mais la question se
représentera prochainement à l’Académie, lorsque le dictionnaire arrivera au
mot auteur.
— Le dictionnaire n’est encore qu’au mot auteur ?
— Ne vous en étonnez pas. Il est facile de se moquer de
l’Académie à propos du dictionnaire. Mais il faut qu’on sache que chaque mot
entraîne une multitude de citations prises dans tout ce qui a été écrit depuis
trois siècles.
Le mot auteur
viendra donc prochainement et, naturellement, reparaîtra la lettre de Mme Gagneur.
Je ne vois pas de mal à ce qu’on y donne satisfaction, à condition qu’on le
fasse d’une manière logique et rationnelle ; mais s’il y a des mots
auxquels il me paraît possible de donner un féminin, il y en a d’autres qui ne
le comportent pas. Il y en a aussi que les femmes elles-mêmes ne devraient pas
demander ; je ne vois pas ce qu’elles gagneront. Il est vrai que ce sont
peut-être ceux qui tiennent le plus à cœur à Mme Gagneur. Il y a
des femmes de lettres comme il y a des hommes de lettres. Elles sont entrées
dans la confrérie. Veulent-elles maintenant des noms spéciaux ; le féminin
d’écrivain, de confrère, d’auteur ! Je ne peux pas me faire à cela. D’ailleurs,
la carrière d’écrivain n’est pas celle de la femme. Il n’y a pas de jeune fille,
de femme qui se destine à la carrière d’écrivain. La femme devient écrivain
sous l’influence de circonstances non prévues ni préparées ; ainsi, quand
elles ont beaucoup de talent, comme Mme Gagneur. Il ne me paraît
pas nécessaire, pour ces exceptions, de créer un nouveau mot.
Chez M. Leconte de Lisle.
Après le prosateur, le poète.
L’Académie, nous dit l’honorable M. Leconte de Lisle, n’est
pas chargée d’innover, mais de conserver. Elle n’a pas à créer des mots, mais à
recueillir ceux qui font partie de la langue. À mon sens, elle a déjà eu grand
tort de supprimer des lettres dans des mots, et je me suis toujours refusé à suivre
cet usage.
Que Mme Gagneur invente des noms féminins, qu’elle
les mette en circulation, les fasse adopter par d’autres écrivains, et un jour
peut venir où ces mots seront entrés dans le langage courant et où l’Académie
aura à les examiner.
Il y a des mots identiques à ceux pour lesquels Mme Gagneur
réclame, qui ont déjà leur féminin : receveur, receveuse, acteur, actrice.
Il y en a d’autres qui, quoique non encore classés, ont en quelque sorte droit
de cité : docteur, doctoresse. Cela est harmonieux. Mais il y en a d’autres
qui seraient horribles : auteur, autrice ou auteuse ; cela déchire
absolument les oreilles.
Qu’est-ce qui empêche, en attendant, que les mots écrivain, professeur,
auteur, confrère, etc., soient des deux genres, comme le mot enfant, et qu’on
dise une professeur, une écrivain, comme on dit une enfant ?
Le Matin, 26 juillet
1891
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