lundi 4 mars 2019

Féminisation, le débat en... 1891 (3)



Les néologismes de Mme M.-L. Gagneur

Mme M.-L. Gagneur vient d’adresser une lettre à M. Jules Claretie, chancelier de l’Académie française. Elle supplie l’Académie de vouloir bien enrichir la langue française d’un certain nombre de mots devenus, paraît-il, indispensables. Il est, à son avis, urgent de créer des substantifs féminins équivalents aux substantifs masculins : écrivain, auteur, docteur, orateur, administrateur, sculpteur, partisan, confrère, sauveur, etc. La femme s’est émancipée ; le dictionnaire doit faire de même. « Longtemps hostile et railleur envers la femme désireuse de développer ses facultés et d’en trouver l’utile emploi, l’homme paraît se résigner à lui faire une place dans toutes les branches de l’activité intellectuelle. » Autres mœurs, autre langage. L’Académie est tenue de seconder cette « évolution d’égalité et de justice » en féminisant quelques substantifs.
En ces temps où chôme la politique, où les théâtres sont clos et où la température incline les esprits à nigauder sans fatigue, l’idée un peu saugrenue de Mme M.-L. Gagneur semblait devoir fournir un aimable passe-temps aux « interviewers ». Par malheur presque tous les académiciens sont aux champs (qui ne les envierait ?) et les ouvriers de la plume, – c’est ainsi que se désignent eux-mêmes les reporters, – fussent revenus tout à fait bredouilles s’ils n’avaient fini par découvrir deux académiciens sur le point de boucler leurs malles et résignés à la suprême interview de la saison. L’un était un prosateur et l’autre un poète. Tous deux ont parlé avec considération de Mme M.-L. Gagneur et avec un peu de dédain de ses néologismes. Bref la consultation a fait long feu. Décidément l’interview n’est pas un divertissement d’été. Nous serons, quelques mois durant, privés de ces délicieuses dissertations sur tout, à propos de tout, où s’exerce l’ingéniosité des publicistes et où se déchaîne l’universelle niaiserie. Voici Bouvard et Pécuchet forcés de retourner pour un temps à leurs bouquins.
Elle n’était pourtant pas dénuée de tout intérêt, la question des néologismes féminins. La pensée de s’adresser à l’Académie pour forger et imposer des mots nouveaux était une conception bien française. Créer des mots nouveaux par la seule vertu du dictionnaire est une entreprise extraordinaire, mais qui n’est point nouvelle. Au commencement du siècle, l’excellent Sébastien Mercier a écrit un ouvrage intitulé : Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles. (Cet ouvrage est le Gradus de quelques petits symbolistes.) Mais, en sacramentant des mots nouveaux, Mercier était un révolutionnaire et proclamait, dès sa préface, la volonté « d’étouffer la race des étouffeurs » : il désignait ainsi les grammairiens de l’Institut et, en particulier, son éternel ennemi, l’abbé Morellet. Cent ans après, c’est à l’abbé Morellet qui n’en peut mais, que s’adresse Mme M.-L. Gagneur. Ce recours à l’Autorité, cet appel au Législateur achèvent de rendre la prétention comique. M. Leconte de L’Isle, l’un des deux académiciens qui ne sont pas encore à la campagne, dit à ce sujet avec beaucoup de bon sens : « L’Académie n’est pas chargée d’innover, mais de conserver… Que Mme Gagneur invente des noms féminins, qu’elle les mette en circulation, les fasse adopter par d’autres écrivains et un jour pourra venir où ces mots seront entrés dans le langage courant et où l’Académie aura à les examiner. »
Je ne crois pas, à la vérité, que Mme M.-L. Gagneur ait jamais chance de faire passer dans l’usage les mots nouveaux dont elle souhaite la création. Car tous ces noms féminins, qui font, dit-elle, défaut à la langue française, sont fort bien remplacés par des noms masculins. Si je dis, par exemple, que Mme M.-L. Gagneur est un écrivain estimable, je ne puis comprendre comment son amour-propre en peut être alarmé. Il me semble, au contraire, que la grammaire consacre ici d’une façon éclatante l’égalité des sexes. Quant aux mots : témoin, partisan, confrère, etc., il faut reconnaître que les susceptibilités féminines sont ici tout à fait imprévues. Je ne me suis jamais senti humilié pour ma part que les mots caution et victime fussent du genre féminin. Pour ce dernier vocable, j’entends bien la réponse de toutes les femmes. Mais on peut leur répliquer par un exemple bien décisif : dupe est un substantif féminin et pourtant…
S.
Journal des débats politiques et littéraires, 28 juillet 1891

Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès ce vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant le lien renvoyant vers la page qui lui sera consacrée incessamment sur le site de la Bibliothèque malgache.

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