Les néologismes de Mme M.-L. Gagneur
Mme M.-L. Gagneur vient d’adresser une
lettre à M. Jules Claretie, chancelier de l’Académie française. Elle
supplie l’Académie de vouloir bien enrichir la langue française d’un certain
nombre de mots devenus, paraît-il, indispensables. Il est, à son avis, urgent de
créer des substantifs féminins équivalents aux substantifs masculins : écrivain, auteur, docteur, orateur, administrateur, sculpteur,
partisan, confrère, sauveur, etc. La
femme s’est émancipée ; le dictionnaire doit faire de même. « Longtemps
hostile et railleur envers la femme désireuse de développer ses facultés et d’en
trouver l’utile emploi, l’homme paraît se résigner à lui faire une place dans
toutes les branches de l’activité intellectuelle. » Autres mœurs, autre
langage. L’Académie est tenue de seconder cette « évolution d’égalité et
de justice » en féminisant quelques substantifs.
En ces temps où chôme la politique, où les théâtres sont
clos et où la température incline les esprits à nigauder sans fatigue, l’idée
un peu saugrenue de Mme M.-L. Gagneur semblait devoir
fournir un aimable passe-temps aux « interviewers ». Par malheur presque
tous les académiciens sont aux champs (qui ne les envierait ?) et les
ouvriers de la plume, – c’est ainsi que se désignent eux-mêmes les reporters, –
fussent revenus tout à fait bredouilles s’ils n’avaient fini par découvrir deux
académiciens sur le point de boucler leurs malles et résignés à la suprême
interview de la saison. L’un était un prosateur et l’autre un poète. Tous deux
ont parlé avec considération de Mme M.-L. Gagneur et avec
un peu de dédain de ses néologismes. Bref la consultation a fait long feu. Décidément
l’interview n’est pas un divertissement d’été. Nous serons, quelques mois
durant, privés de ces délicieuses dissertations sur tout, à propos de tout, où s’exerce
l’ingéniosité des publicistes et où se déchaîne l’universelle niaiserie. Voici
Bouvard et Pécuchet forcés de retourner pour un temps à leurs bouquins.
Elle n’était pourtant pas dénuée de tout intérêt, la
question des néologismes féminins. La pensée de s’adresser à l’Académie pour forger
et imposer des mots nouveaux était une conception bien française. Créer des mots
nouveaux par la seule vertu du dictionnaire est une entreprise extraordinaire, mais
qui n’est point nouvelle. Au commencement du siècle, l’excellent Sébastien Mercier
a écrit un ouvrage intitulé : Néologie
ou Vocabulaire des mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions
nouvelles. (Cet ouvrage est le Gradus
de quelques petits symbolistes.) Mais, en sacramentant
des mots nouveaux, Mercier était un révolutionnaire et proclamait, dès sa
préface, la volonté « d’étouffer la race des étouffeurs » : il
désignait ainsi les grammairiens de l’Institut et, en particulier, son éternel
ennemi, l’abbé Morellet. Cent ans après, c’est à l’abbé Morellet qui n’en peut
mais, que s’adresse Mme M.-L. Gagneur. Ce recours à l’Autorité,
cet appel au Législateur achèvent de rendre la prétention comique. M. Leconte
de L’Isle, l’un des deux académiciens qui ne sont pas encore à la campagne, dit
à ce sujet avec beaucoup de bon sens : « L’Académie n’est pas chargée
d’innover, mais de conserver… Que Mme Gagneur invente des noms
féminins, qu’elle les mette en circulation, les fasse adopter par d’autres
écrivains et un jour pourra venir où ces mots seront entrés dans le langage
courant et où l’Académie aura à les examiner. »
Je ne crois pas, à la vérité, que Mme M.-L. Gagneur
ait jamais chance de faire passer dans l’usage les mots nouveaux dont elle souhaite
la création. Car tous ces noms féminins, qui font, dit-elle, défaut à la langue
française, sont fort bien remplacés par des noms masculins. Si je dis, par
exemple, que Mme M.-L. Gagneur est un écrivain estimable, je ne puis comprendre comment son
amour-propre en peut être alarmé. Il me semble, au contraire, que la grammaire
consacre ici d’une façon éclatante l’égalité des sexes. Quant aux mots : témoin, partisan, confrère, etc.,
il faut reconnaître que les susceptibilités féminines sont ici tout à fait
imprévues. Je ne me suis jamais senti humilié pour ma part que les mots caution et victime fussent du genre féminin. Pour ce dernier vocable, j’entends
bien la réponse de toutes les femmes. Mais on peut leur répliquer par un
exemple bien décisif : dupe est
un substantif féminin et pourtant…
S.
Journal des débats
politiques et littéraires, 28 juillet 1891
Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès ce vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant le lien renvoyant vers la page qui lui sera consacrée incessamment sur le site de la Bibliothèque malgache.
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