samedi 20 juin 2020

La mort de Carlos Ruiz Zafón


55 ans seulement, huit romans et une renommée mondiale acquise surtout grâce à la tétralogie du Cimetière des livres oubliés. C’était Carlos Ruiz Zafón, romancier espagnol installé comme scénariste à Los Angeles, où il est mort hier.
Je n’ai lu que trois de ses livres, dont un (L’ombre du vent) sur lequel je n’avais rien écrit. Voici donc deux souvenirs de lecture, l’un enthousiaste, l’autre moins.

Le jeu de l’ange (2009)
Il y a des rires dans Le jeu de l’ange, roman très attendu après l’immense succès du premier roman de Carlos Ruiz Zafón traduit en français, L’ombre du vent. Ce sont rarement des rires de bonheur. Ils sont obscurs, amers, froids, sans conviction, sarcastiques, cruels… Ils résonnent comme des ponctuations inquiétantes dans un récit sombre comme la nuit où s’enfonce le personnage principal, Daniel Martín.
Un directeur de journal a découvert son talent littéraire alors qu’il était encore jeune. Pedro Vidal, un écrivain connu, l’encourage. Daniel aurait tout pour réussir une belle carrière s’il n’avait vendu sa plume à des éditeurs peu soucieux de qualité et très attachés, en revanche, à l’argent. Daniel le leur apporte avec des romans grandguignolesques qu’il est engagé à fournir à un rythme mensuel. La ville des maudits, qu’il rédige jusqu’à y laisser la santé, explore les recoins les plus cachés de Barcelone, dans une série qui semble ne jamais devoir s’arrêter.
Daniel se prostitue, et il en a conscience. Il parvient néanmoins à terminer un roman plus personnel, qui paraît en même temps que celui de Pedro Vidal. Mais le succès va à ce dernier tandis que le livre de Daniel est méprisé. L’injustice est flagrante : Daniel a en réalité réécrit en cachette, et avec la complicité de son amie Cristina, le roman de son mentor… Les éloges se portent donc sur la mauvaise personne.
Amoureux de Cristina qui l’a éconduit, auteur non reconnu sous son propre nom, Daniel entrevoit une échappatoire dans la proposition que lui fait un mystérieux éditeur parisien : écrire, contre une forte rétribution, un récit qui serait fondateur d’une nouvelle religion. L’enjeu le dépasse un peu. Mais pourquoi pas ? D’autant qu’en acceptant, il a miraculeusement retrouvé la santé, alors que son médecin ne lui donnait plus que quelques mois à vivre. La matière prend forme, l’élan semble acquis. Sinon que la situation devient de plus en plus étrange, que des coïncidences troublantes se font jour, que même la maison où il s’est installé semble liée à une histoire ancienne dans laquelle le projet de ce livre joue un rôle.
Le roman s’affole. Les cadavres se multiplient. Daniel ne sait plus où il en est de sa vie. Tout semble lui échapper et les tentatives qu’il fait pour renouer les fils d’une énigme de plus en plus complexe ne servent qu’à l’enfoncer plus profondément dans l’incompréhension. Le voici suspecté par la police. La violence gagne du terrain. Il se sent, de plus en plus, victime d’une machination conduite par une volonté sans scrupules. Le mystérieux éditeur parisien qu’il appelle « le patron » se trouverait-il derrière un projet bien plus inquiétant qu’un livre ?
Carlos Ruiz Zafón a tout compris de ce qu’il fallait faire pour tirer le lecteur de la première à la dernière page. Pas un moment de répit dans ce gros roman passionnant. Des histoires multiples qui se répondent autour d’une solide colonne vertébrale – dont nous avons tenté, à gros traits, de rendre l’essentiel ci-dessus. Des détails qui frappent, des personnages forts, des lieux habités par des âmes, une ville qui gronde. Le jeu de l’ange est un vrai bonheur de lecture, qui joue sur plusieurs registres et ne recule devant aucun effet de surprise. La construction sans faille est aussi complexe et lumineuse que les architectures d’Antoni Gaudi, d’ailleurs évoqué dans ce livre comme pour un hommage discret.
En outre, ceux qui ont aimé L’ombre du vent, et ils sont nombreux, se retrouveront en territoire connu. Le jeu de l’ange, qui se situe dans une époque antérieure, au début du 20e siècle, met en place la librairie Sempere & Fils bien avant la naissance de Daniel, le héros du premier roman. Il ouvre déjà les portes du Cimetière des Livres oubliés où le Daniel de L’ombre du vent trouvera l’œuvre de Julian Carax – et le Daniel du Jeu de l’ange, un étrange volume dont l’auteur porte les mêmes initiales que lui. On regrettait presque autant que le fils de libraire, dans le roman paru il y a quelques années, l’absence de sa mère ? La voici bien vivante, jeune et déterminée, décidée à organiser la vie de Daniel Martín qui, sans elle, aurait sombré bien avant la fin du Jeu de l’ange. Merci.

Marina (2011)
Comme beaucoup d’écrivains dont le public d’étend de 7 à 77 ans, Carlos Ruiz Zafón comprend mal ce que signifie « roman pour la jeunesse ». Comme beaucoup d’écrivains qui ont été de grands lecteurs précoces, il avait tendance à éviter les livres qui portaient cette mention. Voilà probablement pourquoi Marina est sorti simultanément en France sous deux présentations chez des éditeurs différents.
À Barcelone, deux adolescents se rencontrent à la fin des années soixante-dix. Oscar vit dans un collège dont il ne cesse de s’échapper pour goûter dans de longues promenades le charme vénéneux des rues étroites et des vieilles bâtisses. Marina, seule avec son père dans une maison poussiéreuse qui semble abandonnée, semble veiller sur un malade, autrefois peintre célèbre, reclus depuis la mort de son épouse.
Il y a tout ce qu’il faut d’ombres et de brouillards, de bruits étranges et d’odeurs suspectes, de mystères inquiétants et de personnages ambigus, pour répondre aux codes du roman fantastique. Il y en a tant qu’il y en a trop. Oscar et Marina, aventuriers dignes du Club des Cinq, ne se lassent pas de secouer des portes fermées sans se dire jamais ce que nous avons pressenti, qu’ils feraient mieux de ne pas entrer là-dedans. Ils se précipitent sur le moindre indice comme un affamé sur un bout de pain, alors qu’on se demande bien, au fond, pourquoi ils s’intéressent à une histoire qui ne les concerne en rien. Oscar s’enfonce dans les égouts alors qu’un policier lui a conseillé de n’en rien faire…
La machinerie sophistiquée est celle du Grand-Guignol, coulées de sang comprises dans le forfait (identique pour les deux éditions) qu’on vous demande avant de commencer une visite très inhabituelle de Barcelone. Faut-il ajouter que les décors, en partie ceux d’un somptueux théâtre inachevé, sont à la hauteur du reste ? Un genre de carton-pâte non ignifugé, comme le prouve une des dernières scènes.
Il n’est pas interdit de s’amuser aux efforts de Carlos Ruiz Zafón. Au second degré, Marina est d’ailleurs un livre assez drôle. Ce n’était peut-être pas l’intention de l’auteur.

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