Il a fallu attendre sept ans depuis La table des autres, le précédent roman de Michael Ondaatje, mais
la première phrase d’Ombres sur la Tamise
donne envie de s’y remettre toutes affaires cessantes : « En 1945, nos parents partirent en
nous laissant aux soins de deux hommes qui étaient peut-être des criminels. »
On ne sera pas déçu. Avec en arrière-plan, sous forme
d’esquisse sans insister, une ville de Londres en partie écroulée, un frère et
une sœur font connaissance avec les marges d’une société qui, en des temps
troublés, a singulièrement élargi l’espace disponible pour des aventuriers peu
regardants sur la morale. Nathaniel, le narrateur de quatorze ans, et Rachel,
presque seize, sont abandonnés par un père nommé à de hautes fonctions en Asie
et une mère qui, en bonne épouse, embarque peu après son mari pour le
rejoindre. Les deux hommes inquiétants de la première phrase sont surtout
connus par leurs surnoms, ce qui n’est pas bon signe : « le Papillon
de nuit », locataire dans la maison familiale, fait office de tuteur,
« le Dard de Pimlico », ancien boxeur, complète bientôt la paire.
Avec des audaces d’adolescents prêts à tout et des craintes
d’enfants manquant de repères, Nathaniel et Rachel se retrouvent tout
naturellement là où les deux hommes les conduisent, par exemple dans un trafic
de chiens sur le réseau serré des voies navigables autour de Londres. Mais
Nathaniel, qui raconte, ne voit des événements que ce qu’on veut bien lui
montrer. La partie immergée de l’iceberg est immense, il lui faudra du temps
avant de le comprendre. « Nous avons
connu une époque où des événements en apparence très lointains se déroulaient
en réalité à deux pas de chez nous », dira-t-il plus tard avec le
sentiment d’avoir été amputé de plusieurs années : « J’avais perdu ma jeunesse. »
En fouillant des documents auxquels il n’a en principe pas
accès, il reconstituera une partie du puzzle. Il ne ressemble pas du tout à ce
qu’il avait imaginé. Roman de l’absence et des failles, Ombres sur la Tamise (traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné) évoque une atmosphère à la Modiano qui aurait
pu écrire : « Mais peut-être
étais-je le seul à me souvenir de cette époque, de ces vies. » Sinon
que Michael Ondaatje en fait un livre bien à lui, solide et fluide à la fois.
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