dimanche 21 juin 2020

Vanessa Springora, Grand Prix des lectrices Elle


Le Grand Prix des lectrices ELLE, pour respecter la typographie du magazine féminin, a désigné ses trois lauréates la semaine dernière. Claire Berest dans la catégorie roman pour Rien n’est noir (Stock), Tess Sharpe dans la catégorie policier pour Mon territoire (Sonatine) et Vanessa Springora dans la catégorie document pour Le consentement (Grasset).
Je n’ai pas lu les deux premiers ouvrages, j’avais en revanche consacré au troisième, avant sa parution au début de l’année, un article que je vous propose de lire ou de relire.

Les vagues déferlent, il en émane une odeur désagréable et elles apporteront sur le rivage, ou chez votre libraire, un récit tragique dans lequel l’écrivain Gabriel Matzneff est un ogre fasciné par les adolescents et adolescentes (Les moins de seize ans, limites fixées par lui-même dans un ouvrage qui portait ce titre en 1974) plutôt que l’amant doux et expérimenté auquel il donne le beau rôle dans les volumes de son Journal.
Le plus récent, paru en novembre chez Gallimard, s’intitule L’amante de l’Arsenal. Bien qu’il concerne les années 2016 à 2016, on y retrouve au passage le prénom de Vanessa, « la renégate ». Celle-ci avait été au centre d’une autre tranche de vie, et donc d’un autre livre de Matzneff. La prunelle de mes yeux s’ouvrait, en 1993, par un prologue : « On y voit un libertin renoncer à sa vie dissolue, pécheresse, et, grâce à l'amour d'une jeune fille, se transformer en ce qu'il croyait ne plus jamais pouvoir être : un amant fidèle, irréprochable. » La jeune fille en question, Vanessa, a 14 ans en 1986…
Aujourd’hui, Vanessa Springora, depuis peu directrice des Editions Julliard, publie chez Grasset Le consentement. La renégate a pris la plume, elle a voulu « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre. » L’homme de cinquante ans qui la séduit y est appelé G., parfois G.M. Personne n’est dupe, il s’agit bien de Gabriel Matzneff.
L’adolescente est d’abord éblouie. L’homme charmant, son regard la transforme en femme désirable, sa culture est grande, il est un initiateur patient à qui elle cède – avec consentement. Pourtant, l’hymen de la narratrice ne cédera qu’à un coup de bistouri, le corps de la jeune fille s’étant refusé à toute pénétration « normale ». Mais la sodomie ne dérange pas G.
La relation est malgré tout singulière, suscite une violente colère chez le père de la narratrice – par ailleurs si absent de sa vie qu’elle ne ressent pas le besoin de l’écouter. Des lettres anonymes sont adressées à la police – l’hypothèse que G. en soit lui-même l’auteur, pour pimenter la relation par le danger, surgira. La mère, réticente puis compréhensive, n’a construit qu’un barrage léger, tôt emporté. On lit avec, au minimum, de la stupéfaction, ce que Cioran, chez qui l’adolescente est venue chercher conseil, lui déclare : « Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu’il vous adore. Mais souvent les femmes ne comprennent pas ce dont un artiste a besoin. »
Le mot « consentement » du titre fait l’objet d’une analyse précise quand la narratrice comprend à quel point il est un piège : « Très souvent, dans les cas d’abus sexuel ou d’abus de faiblesse, on retrouve un même déni de réalité : le refus de se considérer comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? »
En six étapes, de « L’enfant » à « Ecrire », en passant par « La proie », « L’emprise », « La déprise » et « L’empreinte », Vanessa Springora raconte l’illusion de fidélité entretenue par G., illusion brisée quand elle comprend à quel point les amours de cet homme soucieux de son corps sont répétitives : « Avec le recul, je m’en rends bien compte, il s’agit d’un jeu de dupes : reproduire de livre en livre, avec un même fétichisme, cette littérature de jeunes filles en fleurs permet à G. d’asseoir son image de séducteur. »
Cioran, encore lui, avait eu, malgré la déception éprouvée par sa visiteuse qui cherchait à se déprendre, un moment de lucidité : « La seule parole sensée, plus éclairante que je ne l’aurais cru sur le moment, qu’Emil ait consenti à me livrer, c’est en effet que G. ne changerait jamais. »
L’ogre, « ce qu’on apprend à redouter dès l’enfance », est nu.

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