Le Grand Prix des lectrices ELLE, pour respecter la
typographie du magazine féminin, a désigné ses trois lauréates la semaine
dernière. Claire Berest dans la catégorie roman pour Rien n’est noir (Stock), Tess Sharpe dans la catégorie policier
pour Mon territoire (Sonatine) et Vanessa
Springora dans la catégorie document pour Le consentement (Grasset).
Je n’ai pas lu les deux premiers ouvrages, j’avais en
revanche consacré au troisième, avant sa parution au début de l’année, un
article que je vous propose de lire ou de relire.
Les vagues déferlent, il en émane une odeur désagréable et elles
apporteront sur le rivage, ou chez votre libraire, un récit tragique dans
lequel l’écrivain Gabriel Matzneff est un ogre fasciné par les adolescents et
adolescentes (Les moins de seize ans,
limites fixées par lui-même dans un ouvrage qui portait ce titre en 1974)
plutôt que l’amant doux et expérimenté auquel il donne le beau rôle dans les
volumes de son Journal.
Le plus récent, paru en novembre chez Gallimard, s’intitule L’amante de l’Arsenal. Bien qu’il
concerne les années 2016 à 2016, on y retrouve au passage le prénom de Vanessa,
« la renégate ». Celle-ci avait été au centre d’une autre tranche de
vie, et donc d’un autre livre de Matzneff. La
prunelle de mes yeux s’ouvrait, en 1993, par un prologue : « On y
voit un libertin renoncer à sa vie dissolue, pécheresse, et, grâce à l'amour
d'une jeune fille, se transformer en ce qu'il croyait ne plus jamais pouvoir
être : un amant fidèle, irréprochable. » La jeune fille en question,
Vanessa, a 14 ans en 1986…
Aujourd’hui, Vanessa Springora, depuis peu directrice des
Editions Julliard, publie chez Grasset Le
consentement. La renégate a pris la plume, elle a voulu « prendre le
chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre. » L’homme de
cinquante ans qui la séduit y est appelé G., parfois G.M. Personne n’est dupe,
il s’agit bien de Gabriel Matzneff.
L’adolescente est d’abord éblouie. L’homme charmant, son
regard la transforme en femme désirable, sa culture est grande, il est un
initiateur patient à qui elle cède – avec consentement. Pourtant, l’hymen de la
narratrice ne cédera qu’à un coup de bistouri, le corps de la jeune fille
s’étant refusé à toute pénétration « normale ». Mais la sodomie ne
dérange pas G.
La relation est malgré tout singulière, suscite une violente
colère chez le père de la narratrice – par ailleurs si absent de sa vie qu’elle
ne ressent pas le besoin de l’écouter. Des lettres anonymes sont adressées à la
police – l’hypothèse que G. en soit lui-même l’auteur, pour pimenter la
relation par le danger, surgira. La mère, réticente puis compréhensive, n’a
construit qu’un barrage léger, tôt emporté. On lit avec, au minimum, de la
stupéfaction, ce que Cioran, chez qui l’adolescente est venue chercher conseil,
lui déclare : « Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la
création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu’il vous adore. Mais
souvent les femmes ne comprennent pas ce dont un artiste a besoin. »
Le mot « consentement » du titre fait l’objet
d’une analyse précise quand la narratrice comprend à quel point il est un
piège : « Très souvent, dans les cas d’abus sexuel ou d’abus de
faiblesse, on retrouve un même déni de réalité : le refus de se considérer
comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on
ne peut nier avoir été consentant ? »
En six étapes, de « L’enfant » à
« Ecrire », en passant par « La proie »,
« L’emprise », « La déprise » et « L’empreinte »,
Vanessa Springora raconte l’illusion de fidélité entretenue par G., illusion brisée
quand elle comprend à quel point les amours de cet homme soucieux de son corps
sont répétitives : « Avec le recul, je m’en rends bien compte, il
s’agit d’un jeu de dupes : reproduire de livre en livre, avec un même
fétichisme, cette littérature de jeunes filles en fleurs permet à G. d’asseoir
son image de séducteur. »
Cioran, encore lui, avait eu, malgré la déception éprouvée
par sa visiteuse qui cherchait à se déprendre, un moment de lucidité :
« La seule parole sensée, plus éclairante que je ne l’aurais cru sur le
moment, qu’Emil ait consenti à me livrer, c’est en effet que G. ne changerait
jamais. »
L’ogre, « ce qu’on apprend à redouter dès
l’enfance », est nu.
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