vendredi 19 juin 2020

Paul Kawczak, le bon choix du Prix des lecteurs L'Express-BFMTV


C’est du Québec que nous est arrivé un des premiers romans les plus fascinants de l’hiver dernier : Ténèbre, de Paul Kawczak. Il nous entraîne là où Joseph Conrad, présent dans le livre, situait le cœur des ténèbres, c’est-à-dire au Congo de Léopold II, à la fin du XIXe siècle. Pierre Claes, géomètre belge envoyé en Afrique pour tracer une frontière, Vanderdorpe, père adoptif devenu absent puis réapparaissant auprès du fils, Xi Xiao, bourreau chinois façon artiste et amoureux de Claes, avec quelques autres (dont un pasteur écossais délirant) plongent dans la logique absurde d’une colonie où le tragique répond au grotesque, dans une construction ambitieuse servie par une écriture luxuriante.
Les lecteurs qui forment le jury du Prix L’Express-BFMTV ont eu le bon goût de le choisir. J’ignore si Laurent Gaudé, qui présidait cette année, a infléchi la décision, mais il ne regrettera certainement pas d’avoir contribué à faire mieux connaître un livre remarquable.
Dans « Un long soir » (La Peuplade, 2017), vous racontiez quelques déplacements géographiques de votre famille, avec un Kawczak à Ellis Island en 1899, un autre à Pontarlier, son fils à Besançon où vous naissez avant de reprendre « librement le mouvement vers l’ouest » pour vous installer au Canada en 2011. Serait-ce un tropisme familial ?
Il est certain que le fait de descendre d’une famille polonaise – mes grands-parents paternels étaient polonais, du sud-est de la Pologne – implique un imaginaire familial tout empreint de visions de voyages et d’émigration. Après quelques années au Canada, je me suis dit que j’avais poursuivi le voyage vers l’est entrepris par mes grands-parents. C’est avant tout un moyen de se raccrocher à une stabilité, à une histoire familiale. Quand on part longtemps, on peut perdre pied, on cherche à s’arrimer. Pour autant je ne suis pas un voyageur, ou alors tout intérieur.
Le goût de l’ailleurs déjà présent dans « Un long soir » est-il un des points de départ de « Ténèbre » ?
Ce goût de l’ailleurs relève de ce que j’appellerais « un exotisme intérieur ». Exotisme au sens étymologique, suivant le sens grec de exô-, « en-dehors ». L’en-dehors intérieur ce sont toutes les zones d’étrangeté et d’étrangéité qui constituent un être. Ces zones apparaissent difficilement à l’esprit, car elles n’ont pas forcément le langage pour cela, qui relève précisément du dicible, de l’éndon, le « dedans », alors elles saisissent les images d’ailleurs, de souffre et de rêve pour se faire connaître. La rêverie de l’ailleurs m’apparaît comme un écran qui cache cet exotisme difficile à formuler, qui flirte selon moi avec l’érotisme de Bataille. Dans l’histoire de l’Occident, l’ailleurs, les marges ont toujours été perçues comme des zones de violence et de sexualité. Le dehors est le lieu tabou, le dedans le lieu policé. Dans Ténèbre j’ai voulu chiffonner cette belle opposition, et faire ressortir le tabou des intérieurs policés.
Le Congo comme décor et presque comme personnage, est-ce un choix délibéré ou s’est-il imposé à travers les thèmes que vous vouliez aborder ? Si vous aviez conscience de privilégier ces thèmes, bien entendu…
Le Congo de Léopold II m’est apparu comme décor car il est associé dans les esprits à la mutilation et à la découpe de territoire, deux aspects de la colonisation que je souhaitais réunir. Par ailleurs, appartenant à un seul homme, dans une pure perspective de profit, il illustrait parfaitement la rencontre moderne entre colonialisme et capitalisme dont la mutilation sous toutes ses formes (des corps, des territoires, des cultures…) m’apparaissait être l’une des caractéristiques. Je ne dis pas que l’horreur coloniale a été pire sous autorité belge que sous une autre, je ne cherche pas à comparer le mal avec le mal, seulement l’État Indépendant du Congo de Léopold II était à mes yeux le décor le plus à même de porter la métaphore sur la mutilation que je voulais développer.
Vous prévenez dès le début : « L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. » En même temps, vous n’en faites pas l’économie et ces victimes sont très présentes.
On aborde ici une question délicate pour moi, et l’une de celles que je me suis le plus posées durant la rédaction du roman. Mon intention était, à travers la figure du colon, de faire un livre sur l’homme blanc. Or il est difficile de traiter de la colonisation de l’Afrique sans mettre en scène des personnages africains, et difficile de mettre en scène leur souffrance sans que la présence de cette souffrance prenne la place qui lui revient. Toutefois, j’ai voulu donner une grande liberté à mes personnages africains. J’ai fait le choix de donner un nom à la plupart d’entre eux (ce que par exemple ne fait pas Conrad) et de rendre leur liberté aux travailleurs qu’emploie mon personnage principal. Deux personnages colonisés sont au premier plan, le voyageur Mpanzu et sa sœur Silu. J’ai fait le choix de ces deux personnages pour mettre en scène des personnages dominés qui parviennent à rester maîtres de leur destin, comme un pied de nez à la soumission qui leur est imposée.
Comment se sont construits les personnages principaux, Pierre Claes, Xi Xiao (le géomètre et le bourreau) et Vanderdorpe ? Sur des modèles authentiques ou sont-ils complètement imaginaires ?
Pierre Claes et Xi Xiao sont des personnages totalement fictifs. Un certain Vanderdorpe a bel et bien existé et accompagné Georges-Antoine Klein (le jeune homme qui est mort sur le vapeur de Joseph Conrad) dans l’État Indépendant du Congo – et pour l’anecdote, la presse de l’époque orthographiait mal son nom, ce dont je me sers dans le livre. Toutefois, mon Vanderdorpe est inventé du début à la fin et je ne sais presque rien de son homonyme historique. La construction des personnages se fait de manière très organique, très instinctive. J’entremêle souvenirs littéraires et souvenirs réels, et j’utilise de la musique instrumentale pour calibrer leurs émotions. Un thème musical par personnage et/ou situation. Pierre Claes et Vanderdorpe sont assez proches de moi, d’autres, comme Xi Xiao ou Mpanzu me correspondent beaucoup moins.
Les parcours croisés de ces trois-là au Congo mettent en jeu leurs vies et même davantage : leur identité profonde. Savent-ils encore qui ils sont, assaillis par des pensées parasites, la maladie, la violence, le racisme omniprésent, etc. ?
Il y a dans la progression de mes personnages dans la jungle congolaise et les horreurs coloniales une dissolution de leur être. Toutefois celle-ci, sur un plan spirituel, peut être salutaire. Perdus en enfer, il ne leur reste que l’extase. L’ex-stase, la sortie de soi, d’un soi qui se perd et se dilue dans le monde. De façon générale, je tenais à l’image de la jungle en ce qu’elle pouvait représenter une projection de l’intériorité en une extériorité luxuriante et déliquescente – ce que fait par exemple Malraux dans La voie royale. La jungle est une métaphore de l’être, et la jungle peut être faite de tout autre chose que de plantes et d’animaux. Internet, par exemple, est une jungle dans laquelle s’effacent nos contours. Un point également qui me tenait à cœur était celui-ci : ne pas réduire les personnages à leurs noms/pronoms et attributs, comme nous ne nous réduisons pas à nos coordonnées sociales. Quand Vanderdorpe dépérit au pied d’un flamboyant, il est le flamboyant et le flamboyant est Vanderdorpe.
Quelques grandes figures littéraires traversent le roman : Baudelaire, Verlaine, Conrad (qui est encore Korzeniowski). Par besoin de vous appuyer sur des réalités familières ?
Non, il s’agissait d’un jeu. J’ai effectué des études littéraires en France, un pays dans lequel le mot « auteur » est peut-être plus qu’ailleurs rattaché à son cousin étymologique « autorité ». Ainsi une partie de mes études a été employée à vénérer les autorités du canon français et européen et mes professeurs m’apparaissaient comme des sortes de prêtres-eunuques initiés au prix d’une vilaine mutilation de leurs capacités créatives aux secrets des divinités littéraires. En mettant en scène quelques-unes de ces « divinités », Baudelaire, Hugo, Verlaine, Conrad, j’ai voulu les faire miennes, ne plus être le porte-flambeau mais un créateur à leur suite qui m’empare librement de ce qu’il reste d’elles.
Ceci dit, le réel déborde de « Ténèbre », dans les descriptions des exactions coloniales et leurs conséquences au-delà du territoire congolais, avec de sombres perspectives d’avenir. Saviez-vous dès le début que vous évoqueriez le « suicide blanc », une « Europe malade » ?
Oui, c’était le plan. J’avais en tête un livre qui déborde, quitte à être plus visionnaire que réaliste, plein de violence et d’érotisme. Le réel dans le livre se développe comme de la pâte, une pâte englobante, surpuissante, qui accable celles et ceux que l’on a, d’une façon ou d’une autre, fait basculer dans l’horreur. Il y a deux façons de percevoir ce réel monstre : l’une effroyablement pessimiste dans laquelle l’humanité est absolument impuissante, et l’autre, plus existentialiste, dans laquelle une lutte est possible. Il me semble que la grande ténèbre du livre est laisser entendre que la première perspective est possible… Toutefois le livre ne l’affirme pas non plus, et les révoltes africaines apparaissent comme des possibles de liberté et de dignité humaine. C’est très malrucien comme truc. Je n’ai pas inventé grand-chose !
Toutes les contradictions entre un vague idéal et la volonté de puissance ou de richesse sont présentes. Les mêmes qu’entre le projet qui présidait à la fondation d’Harmonie et son dévoiement ?
La puissance fondamentale dans le livre est celle du monde dans ce qu’il a d’aveugle et de froid, mais aussi, celle du rêve, du désir et de l’amour. La fondation d’Harmonie est clairement d’inspiration fouriériste, une philosophie qui précisément veut réunir le monde et le désir. Fourier a écrit des pages folles et magnifiques dans lesquelles la libération du désir transforme l’univers. Mais que faire quand le désir en est un de pouvoir, de domination et de mort comme celui qui a sous-tendu l’entreprise coloniale ? Fourier dirait que ce désir malfaisant est symptomatique d’une société qui précisément frustre sa charge de désir. L’utopie d’Harmonie ne peut pas pousser car elle a pris pied sur un sol mort. Le sol des rêves occidentaux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire