C’est du Québec que nous est arrivé un des premiers romans les
plus fascinants de l’hiver dernier : Ténèbre,
de Paul Kawczak. Il nous entraîne là où Joseph Conrad, présent dans le livre, situait
le cœur des ténèbres, c’est-à-dire au Congo de Léopold II, à la fin du XIXe
siècle. Pierre Claes, géomètre belge envoyé en Afrique pour tracer une
frontière, Vanderdorpe, père adoptif devenu absent puis réapparaissant auprès
du fils, Xi Xiao, bourreau chinois façon artiste et amoureux de Claes, avec
quelques autres (dont un pasteur écossais délirant) plongent dans la logique
absurde d’une colonie où le tragique répond au grotesque, dans une construction
ambitieuse servie par une écriture luxuriante.
Les lecteurs qui forment le jury du Prix L’Express-BFMTV ont
eu le bon goût de le choisir. J’ignore si Laurent Gaudé, qui présidait cette
année, a infléchi la décision, mais il ne regrettera certainement pas d’avoir
contribué à faire mieux connaître un livre remarquable.
Dans « Un long
soir » (La Peuplade, 2017), vous racontiez quelques déplacements
géographiques de votre famille, avec un Kawczak à Ellis Island en 1899, un
autre à Pontarlier, son fils à Besançon où vous naissez avant de reprendre
« librement le mouvement vers l’ouest » pour vous installer au Canada
en 2011. Serait-ce un tropisme familial ?
Il est certain que le
fait de descendre d’une famille polonaise – mes grands-parents paternels
étaient polonais, du sud-est de la Pologne – implique un imaginaire familial
tout empreint de visions de voyages et d’émigration. Après quelques années au
Canada, je me suis dit que j’avais poursuivi le voyage vers l’est entrepris par
mes grands-parents. C’est avant tout un moyen de se raccrocher à une stabilité,
à une histoire familiale. Quand on part longtemps, on peut perdre pied, on
cherche à s’arrimer. Pour autant je ne suis pas un voyageur, ou alors tout
intérieur.
Le goût de l’ailleurs
déjà présent dans « Un long soir » est-il un des points de départ de
« Ténèbre » ?
Ce goût de l’ailleurs
relève de ce que j’appellerais « un exotisme intérieur ». Exotisme au
sens étymologique, suivant le sens grec de exô-, « en-dehors ». L’en-dehors intérieur ce sont toutes les
zones d’étrangeté et d’étrangéité qui constituent un être. Ces zones
apparaissent difficilement à l’esprit, car elles n’ont pas forcément le langage
pour cela, qui relève précisément du dicible, de l’éndon, le « dedans », alors elles
saisissent les images d’ailleurs, de souffre et de rêve pour se faire
connaître. La rêverie de l’ailleurs m’apparaît comme un écran qui cache cet
exotisme difficile à formuler, qui flirte selon moi avec l’érotisme de
Bataille. Dans l’histoire de l’Occident, l’ailleurs, les marges ont toujours
été perçues comme des zones de violence et de sexualité. Le dehors est le lieu
tabou, le dedans le lieu policé. Dans Ténèbre j’ai voulu chiffonner cette belle opposition, et faire ressortir le
tabou des intérieurs policés.
Le Congo comme décor
et presque comme personnage, est-ce un choix délibéré ou s’est-il imposé à
travers les thèmes que vous vouliez aborder ? Si vous aviez conscience de
privilégier ces thèmes, bien entendu…
Le Congo de Léopold II
m’est apparu comme décor car il est associé dans les esprits à la mutilation et
à la découpe de territoire, deux aspects de la colonisation que je souhaitais
réunir. Par ailleurs, appartenant à un seul homme, dans une pure perspective de
profit, il illustrait parfaitement la rencontre moderne entre colonialisme et
capitalisme dont la mutilation sous toutes ses formes (des corps, des
territoires, des cultures…) m’apparaissait être l’une des caractéristiques. Je
ne dis pas que l’horreur coloniale a été pire sous autorité belge que sous une
autre, je ne cherche pas à comparer le mal avec le mal, seulement l’État
Indépendant du Congo de Léopold II était à mes yeux le décor le plus à même de
porter la métaphore sur la mutilation que je voulais développer.
Vous prévenez dès le
début : « L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines
de la colonisation. » En même temps, vous n’en faites pas l’économie et
ces victimes sont très présentes.
On aborde ici une
question délicate pour moi, et l’une de celles que je me suis le plus posées
durant la rédaction du roman. Mon intention était, à travers la figure du
colon, de faire un livre sur l’homme blanc. Or il est difficile de traiter de
la colonisation de l’Afrique sans mettre en scène des personnages africains, et
difficile de mettre en scène leur souffrance sans que la présence de cette
souffrance prenne la place qui lui revient. Toutefois, j’ai voulu donner une
grande liberté à mes personnages africains. J’ai fait le choix de donner un nom
à la plupart d’entre eux (ce que par exemple ne fait pas Conrad) et de rendre
leur liberté aux travailleurs qu’emploie mon personnage principal. Deux
personnages colonisés sont au premier plan, le voyageur Mpanzu et sa sœur Silu.
J’ai fait le choix de ces deux personnages pour mettre en scène des personnages
dominés qui parviennent à rester maîtres de leur destin, comme un pied de nez à
la soumission qui leur est imposée.
Comment se sont
construits les personnages principaux, Pierre Claes, Xi Xiao (le géomètre et le
bourreau) et Vanderdorpe ? Sur des modèles authentiques ou sont-ils complètement
imaginaires ?
Pierre Claes et Xi
Xiao sont des personnages totalement fictifs. Un certain Vanderdorpe a bel et
bien existé et accompagné Georges-Antoine Klein (le jeune homme qui est mort
sur le vapeur de Joseph Conrad) dans l’État Indépendant du Congo – et pour
l’anecdote, la presse de l’époque orthographiait mal son nom, ce dont je me
sers dans le livre. Toutefois, mon Vanderdorpe est inventé du début à la fin et
je ne sais presque rien de son homonyme historique. La construction des
personnages se fait de manière très organique, très instinctive. J’entremêle
souvenirs littéraires et souvenirs réels, et j’utilise de la musique
instrumentale pour calibrer leurs émotions. Un thème musical par personnage
et/ou situation. Pierre Claes et Vanderdorpe sont assez proches de moi,
d’autres, comme Xi Xiao ou Mpanzu me correspondent beaucoup moins.
Les parcours croisés
de ces trois-là au Congo mettent en jeu leurs vies et même davantage :
leur identité profonde. Savent-ils encore qui ils sont, assaillis par des
pensées parasites, la maladie, la violence, le racisme omniprésent, etc. ?
Il y a dans la
progression de mes personnages dans la jungle congolaise et les horreurs
coloniales une dissolution de leur être. Toutefois celle-ci, sur un plan
spirituel, peut être salutaire. Perdus en enfer, il ne leur reste que l’extase.
L’ex-stase, la sortie de soi, d’un soi qui se perd et se dilue dans le monde.
De façon générale, je tenais à l’image de la jungle en ce qu’elle pouvait
représenter une projection de l’intériorité en une extériorité luxuriante et
déliquescente – ce que fait par exemple Malraux dans La voie royale. La jungle est une métaphore de l’être, et
la jungle peut être faite de tout autre chose que de plantes et d’animaux.
Internet, par exemple, est une jungle dans laquelle s’effacent nos contours. Un
point également qui me tenait à cœur était celui-ci : ne pas réduire les
personnages à leurs noms/pronoms et attributs, comme nous ne nous réduisons pas
à nos coordonnées sociales. Quand Vanderdorpe dépérit au pied d’un flamboyant,
il est le flamboyant et le flamboyant est Vanderdorpe.
Quelques grandes
figures littéraires traversent le roman : Baudelaire, Verlaine, Conrad
(qui est encore Korzeniowski). Par besoin de vous appuyer sur des réalités familières ?
Non, il s’agissait
d’un jeu. J’ai effectué des études littéraires en France, un pays dans lequel
le mot « auteur » est peut-être plus qu’ailleurs rattaché à son
cousin étymologique « autorité ». Ainsi une partie de mes études a
été employée à vénérer les autorités du canon français et européen et mes
professeurs m’apparaissaient comme des sortes de prêtres-eunuques initiés au
prix d’une vilaine mutilation de leurs capacités créatives aux secrets des
divinités littéraires. En mettant en scène quelques-unes de ces
« divinités », Baudelaire, Hugo, Verlaine, Conrad, j’ai voulu les
faire miennes, ne plus être le porte-flambeau mais un créateur à leur suite qui
m’empare librement de ce qu’il reste d’elles.
Ceci dit, le réel
déborde de « Ténèbre », dans les descriptions des exactions
coloniales et leurs conséquences au-delà du territoire congolais, avec de
sombres perspectives d’avenir. Saviez-vous dès le début que vous évoqueriez le
« suicide blanc », une « Europe malade » ?
Oui, c’était le plan.
J’avais en tête un livre qui déborde, quitte à être plus visionnaire que
réaliste, plein de violence et d’érotisme. Le réel dans le livre se développe
comme de la pâte, une pâte englobante, surpuissante, qui accable celles et ceux
que l’on a, d’une façon ou d’une autre, fait basculer dans l’horreur. Il y a
deux façons de percevoir ce réel monstre : l’une effroyablement pessimiste
dans laquelle l’humanité est absolument impuissante, et l’autre, plus
existentialiste, dans laquelle une lutte est possible. Il me semble que la
grande ténèbre du livre est laisser entendre que la première perspective est
possible… Toutefois le livre ne l’affirme pas non plus, et les révoltes
africaines apparaissent comme des possibles de liberté et de dignité humaine.
C’est très malrucien comme truc. Je n’ai pas inventé grand-chose !
Toutes les
contradictions entre un vague idéal et la volonté de puissance ou de richesse
sont présentes. Les mêmes qu’entre le projet qui présidait à la fondation
d’Harmonie et son dévoiement ?
La puissance
fondamentale dans le livre est celle du monde dans ce qu’il a d’aveugle et de
froid, mais aussi, celle du rêve, du désir et de l’amour. La fondation
d’Harmonie est clairement d’inspiration fouriériste, une philosophie qui précisément
veut réunir le monde et le désir. Fourier a écrit des pages folles et
magnifiques dans lesquelles la libération du désir transforme l’univers. Mais
que faire quand le désir en est un de pouvoir, de domination et de mort comme
celui qui a sous-tendu l’entreprise coloniale ? Fourier dirait que ce
désir malfaisant est symptomatique d’une société qui précisément frustre sa
charge de désir. L’utopie d’Harmonie ne peut pas pousser car elle a pris pied
sur un sol mort. Le sol des rêves occidentaux.
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