Face à Cambrai
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
27 septembre.
Temps
clair ; 9 heures du matin. À droite du bois de Bourlon, trois
clochers et un beffroi, mais trois clochers et un beffroi qui se voient très
bien. C’est Cambrai. C’est la première fois que, de cette crête, si clairement,
nous apercevons la ville. S’il y avait du soleil, ses tuiles luiraient à
nos yeux. C’est l’attente heureuse du beau jour qui se reflète sur ses toits.
Car, chez les
Britanniques aussi, le feu vient de prendre. En vingt-quatre heures, le voilà
allumé de Verdun à Cambrai. C’est un de nos grands morceaux de danse que, pour
nos ennemis, nous venons d’entamer. Tous les trois, Américains, Anglais,
Français, nous nous sommes donné la main et, en avant la musique ! Comme
ce qui se passe ailleurs ressemble au morceau qui se joue ce matin sur la route
Bapaume-Cambrai, le concert est bien, vous pouvez m’en croire.
C’est que les
opérations que nous entreprenons sont difficiles. Cette fois, c’est contre
l’Allemagne arrêtée et en garde que nous nous lançons. C’est l’offensive de
face, en plein dans la figure. Faire chanceler à cette heure l’ennemi, c’est le
vaincre deux fois.
Il y a deux
mois, il était en rase campagne, il avançait à découvert, si confiant dans son
orgueil borné qu’il ne s’imaginait pas qu’il nous restait encore un poing. Il
le reçoit dans l’estomac, il suffoque, il retraite. Il retraite dans de si
grandes proportions pour aller s’asseoir dans un endroit où il a laissé un
fauteuil qu’il croit indéracinable. Il s’y assoit ; nous attaquons ce fauteuil :
nous voulons dire la ligne Hindenburg.
Nous
l’entamons, mais il se raccroche. Depuis plusieurs semaines, son fauteuil n’a
plus que trois pieds ; c’est dans cette position qu’Écossais et Canadiens
sont partis ce matin le secouer à la gorge. Le condamné s’attendait à ce
réveil ; désormais fixé sur son sort, il ne dort plus, il veille. Il ne
fait pas que veiller, il s’inquiète, il se renseigne, il cherche ce qu’il
pourrait inventer, ce qui pourrait prolonger ses jours, car il ne s’abandonne
pas, il a du cran. Il veillait donc et si bien que, dix minutes avant le départ
des Britanniques, il déclenchait un tir de barrage.
Dans le goulot de la bouteille
On eût dit que
c’était lui qui allait attaquer. Non. Se souvenant de la tactique Gouraud, il
retournait contre nous cette tactique. C’est sur les lignes qui barrent la
route Bapaume-Cambrai qu’il s’acharnait le plus. Sa rage passée, il s’arrêta
pour regarder. Les Écossais aussi avaient passé. Devant Cambrai, la ligne de
défense des Allemands est le canal du Nord, il fallait le franchir sur toute sa
longueur, mais surtout entre Inchy et notre route, la route Bapaume-Cambrai. Ça
n’allait pas être commode. Le chef d’état-major de Byng nous le disait
hier : « C’est le passage dans le cou d’une bouteille,
messieurs ! » Nous n’avions pour tout débouché, que la tête de pont
d’Havrincourt. Souvenez-vous aujourd’hui de l’affaire d’Havrincourt et
comprenez, par cet exemple, pourquoi, dans des périodes calmes, on s’acharne
sur des points qui n’ont que de pauvres petits noms indifférents à tout le monde.
Les Boches le savaient bien aussi. Deux divisions, deux de leurs bonnes, nous
attendaient à la sortie. Les Écossais s’engagèrent dans le goulot.
« C’était étroit, nous disait l’un de ces boys qui s’en revenait blessé,
qui était sergent dans le militaire et joueur de football dans le civil ;
c’était étroit comme le trou de mon nez ! » Arrivés au bord du canal,
ils y précipitèrent un tank qui leur servirait de pont. Ainsi passèrent-ils.
Mais ce n’était pas tout. Le canal passé, là-haut, au-dessus, fleurissait le
bois de Bourlon. Il fallait enlever le bois de Bourlon. Cela eut lieu entre 9 heures
et 10 heures du matin. Je vais vous conter cela.
Le bois Bourlon enlevé par les Écossais
Le bois de
Bourlon, comme je vous l’ai expliqué, est ce bois qui, lorsque vous êtes sur la
route de Bapaume-Cambrai, est à gauche des trois clochers et du beffroi de
cette dernière. Il a la forme d’un œuf, autrement dit, il est ovale. S’il reste
encore des feuilles à ses arbres, ce n’est pas à moi qu’il faut le
demander : c’était aux Allemands jusqu’à hier ; c’est aux Écossais
aujourd’hui. Il n’a pas un aspect sauvage, le traître ! Il a même l’air
d’un gentil petit bois, où l’on aimerait à aller s’asseoir pour couronner une
promenade de fiançailles. Or, le canal franchi, les Écossais en abordèrent les
pentes ; on les voyait comme des chats se rapprocher de ses premières
racines ; ils grimpaient ; puis à un moment, on ne les vit
plus ; avaient-ils disparu sous l’ombre des branches ? Ils s’étaient,
plus simplement, couchés parce que des mitrailleuses chantaient sous les
futaies.
Alors, si
jamais bois prit quelque chose, c’est le bois Bourlon.
Subitement,
toute la vallée qui, jusqu’ici, le regardait silencieusement, se mit à
scintiller d’éclairs qui allaient se résoudre en mille fumées de la cime aux
troncs des arbres. On l’étouffa. Quarante minutes de cette médication suffirent
probablement, car on vit les petits Écossais reprendre leur marche, atteindre
le bois, s’y perdre ; puis, à dix heures – une heure après – toutes les
fumées derrière le bois s’élevaient en chœur. Bourlon était enlevé.
Le Petit Journal, 28 septembre 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Dans les remous de la bataille
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