Le désert de la Somme
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
9 septembre.
Aviez-vous vu
le désert, le seul connu jusqu’à ces dernières années et qui, généralement, se
trouvait hors d’Europe. Si vous l’aviez vu et que vous soyez amateur de ce
genre de nature, il vous faudra entreprendre un nouveau voyage, une seconde
sorte de désert vient d’apparaître à la surface du globe, il est dans la Somme.
Il n’est pas
que là. Où passèrent les armées en rage, il s’établit. Certes, vous le
rencontrerez partout, derrière n’importe laquelle de nos batailles, mais si
vous désirez connaître du premier coup ce qui s’est fait de plus réussi en la
matière, choisissez la Somme.
Les anciens
déserts, ceux que nommèrent jusqu’à présent les géographes, étaient quoique
moins modernes plus perfectionnés que leurs récents émules. Ils avaient, nous
apprend-on, des oasis et des points d’eau et l’on ne nous a jamais dit qu’ils
livraient aux vents pour les apporter aux voyageurs des odeurs nauséabondes.
Voyageur dans la Somme, je vous apporte le spectacle qui s’offre aux regards.
Si déjà tant
de cris n’avaient été poussés ce serait à en crier, ce serait à jeter
continuellement des exclamations, ce serait à en attester Dieu si Dieu depuis
longtemps ne savait à quoi s’en tenir. Entrons donc simplement dans les vallées
de ce monde bouleversé, elles ont connu assez de fracas pour qu’on leur épargne
celui des mots.
C’est
insensiblement que vous prend ce désert. Vous êtes au bon milieu que vous vous
rendez compte que vous ne vous êtes pas aperçu quand vous l’avez franchi. C’est
qu’il n’y a pas de tourniquet à son entrée et que la route qui vous y conduit
de civilisée qu’elle était ne devient pas subitement barbare, elle se fait un
peu moins verte et les champs tout autour se font aussi un peu moins verts et
les arbres ont petit à petit moins de feuilles, puis ils arrivent à ne plus
avoir de branches, puis les champs cette fois sont complètement pelés, puis ils
sont troués puis ils sont semés de bouts de bois blanc, on s’avance, ce n’est
pas une culture, ce sont des croix. Ni un homme ni une plante, rien qui parle,
rien qui pousse, plus une voix, plus une sève, vous pouvez vous arrêter, vous
êtes à votre désert.
C’est la
plaine, vous avez grande vue de tous les côtés, de tous les côtés c’est pareil.
Ce n’est pas une petite lande de sol qui est tombée en cet état, c’est tout un
pays. Arrêtez-vous, écoutez, peut-être allez-vous saisir une manifestation de
vie, vie humaine, vie végétale, on habitait, on récoltait par ici. C’est fini.
C’est bizarre.
Le vrai désert est plat, celui-ci est chaotique. Il est tout naturel que la
paix règne sur le premier, des sables sont lisses, il est étonnant que l’on
n’entende pas gémir le second tout transpercé. Pas de points d’eau, mais des
rivières. Il en est une sinistre, l’Ancre, elle s’étale aplatie, elle est comme
répandue, elle a perdu, elle aussi, son lit dans la bagarre. Pas d’oasis, mais
des pancartes. Ce sont des pancartes qui remplacent les villages. Les pierres
des villages ayant disparu jusqu’à la dernière, il faut bien tout de même
commémorer l’endroit. Alors on a pris tout ce qui restait du petit bourg,
c’est-à-dire son nom et on l’a dressé sur un morceau de bois. Citoyens des
rives de la Somme, regardez bien ce poteau, c’est là que vous êtes nés.
Drôle de
désert, il est farci de cahutes cimentées, de fils, de morceaux de barres de
fer. Je vous amènerais par ici, saint homme, qui du fond de votre cellule
n’avez rien entendu dire de ces quatre dernières années, que vous vous
enfuiriez d’épouvante de peur de tomber entre les mains de ceux qui avant de
l’abandonner vécurent en ce pays de si barbare manière et sans autre industrie
que d’y creuser des tombes. Il est aussi de grands villages en ces
parages ; grâce à leur construction, ils sont d’aspect unique dans la
guerre. Bâtis en pisé, le pisé sous l’ébranlement est tombé ; il ne reste
plus des maisons que leurs carcasses de bois ; elles semblent de grandes
cages où, dans ce pays abandonné des hommes, des bêtes viennent de temps en
temps jouer Chantecler.
Mais elles
doivent faire comme nous, venir de loin, car pas plus que d’hommes, de fleurs,
de plantes, de feuilles, il n’est d’oiseaux en ces lieux.
Le Petit Journal, 10 septembre 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire