Lens, Cambrai et Douai espèrent !
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
2 septembre.
Un événement
domine aujourd’hui sur le front anglais. Au sud de la Scarpe, le général Horne
a attaqué la ligne Drocourt-Quéant et l’a atteinte déjà en grande partie. La
ligne Drocourt-Quéant est la continuation vers Lens de la ligne Hindenburg.
Elle a été creusée pour protéger Cambrai et Douai. Elle était comme un
supplément du système défensif allemand. C’était en somme une assurance qu’ils
avaient prise dans le cas où les Anglais viendraient à avoir des intentions sur
le Cambrésis. On a percé la ligne Hindenburg. La ligne Hindenburg à cet endroit
est bouleversée, et c’est cette assurance même que ce matin les Anglais et les
Canadiens ont attaquée : l’assurance le soir est entamée. C’est, si
l’attaque déclenchée à l’aube de ce jour est aussi heureuse que celles du mois
d’août, c’est donc Lens, Cambrai et Douai qui espèrent.
Le Petit Journal, 3 septembre 1918.
Dans Péronne dévasté mais reconquis
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
2 septembre.
Les Britanniques sont décidément partis pour mordre l’Allemand jusqu’à le
déchirer.
Ici je crois qu’il est bon de regarder toutes choses froidement. À peine
arrivé dans les rangs de nos amis, ils enlevèrent Péronne. Voilà un nom qui a
des ailes, il va planer, sinon sur toute l’armée, du moins dans la division qui
a fait le coup. Arrivé dans cette division, le calme des jours sans histoire y
règne, il n’y a pas de satisfaction visible sur les visages. Mais vous venez de
prendre Péronne, leur dis-je. Oh ! oui, font-ils. Les oh ! oui sont
dits sur le même ton dont ils auraient prononcé : « Vous ne vous
trompez pas, c’est en effet exact, nous venons de prendre Péronne. » De
même qu’elle ne s’est pas laissé toucher par le découragement, c’est une armée
qui ne se paye pas de joie. Elle est l’image de l’Angleterre qui est bien trop
vieille pour être à aucun moment le jouet de ses nerfs. Quels que soient les
événements qui naissent sous ses pas, qu’elle les subisse ou les provoque, elle
ne semble étudier leurs contours que dans un but : s’y installer au mieux
de ses prévisions. Longtemps elle s’est installée dans la défensive, le temps a
changé, alors elle s’est installée dans l’offensive, voilà tout. Il lui paraît
aujourd’hui aussi naturel de reconquérir des villes qu’autrefois d’empêcher
qu’on lui en ravisse des nouvelles. Ils sont entrés dans Péronne, eh
bien ! n’est-ce pas pour cela qu’il y a près d’un mois ils sont partis du
pied droit, ils sont entrés dans Péronne comme hier dans Bapaume, comme demain…
mais soyons Anglais, ne nous emballons pas.
Pleurons cependant. C’est notre premier jour de ce nouveau rôle, nous
n’avons pas encore l’habitude de l’impassibilité, nous promettons de nous y
entraîner ; en attendant, pleurons sur les villes, les villages et la
terre de cet autre coin de France. Il est évident que partout où passe la
guerre reste la dévastation. Nous ne nous attentions certainement pas que du
fait de changer d’armée, le fléau changerait de figure. Nous étions habitué à
voir tout le long ce pauvre pays en proie au combat ; les biens et le vol
de la patrie lâchés à la face du ciel, tout de même cette dévastation qui vous
poursuit où que vous alliez vous arrache le masque d’indifférence que vous
aviez cru vous appliquer. Eh quoi ! ici encore ! s’écrie-t-on.
Les ruines
de Péronne
Je suis à l’entrée de Péronne, les Allemands la bombardent rageusement.
C’est une satisfaction platonique que je viens de m’accorder. J’aurais pu aussi
bien m’arrêter dans n’importe quelle cité détruite rencontrée en chemin et me
croire dans Péronne. Ruines pour ruines, les unes valent les autres et Péronne
ne laisse pas plus deviner qu’elle était Péronne qu’Albert Albert, Bapaume
Bapaume. À peine la carcasse de leur église ou de leur grande bâtisse
permettrait-elle de les identifier. Sans cela vous pourriez planter devant
Péronne une pancarte où serait écrit Bapaume, une seconde devant Bapaume où
serait écrit Péronne et amener dans ces ruines les citoyens de chaque ville,
que les citoyens ne s’apercevraient pas de la substitution. Il est des cadavres
sur lesquels on ne peut plus mettre un nom, tels sont ceux que nous découvrons
dans notre marche victorieuse. Comment voulez-vous que je certifie autrement
que par le témoignage de la géographie que je suis à Péronne. Une ville se
reconnaît généralement par ses places, ses rues, ses maisons personnelles, elle
a une physionomie quoi ! Il n’y a plus rien, ni rues, ni places, ni
maisons. Le maire de Péronne serait en ce moment avec moi, je lui dirais :
« Monsieur le maire, allez à votre mairie », qu’il ne se mettrait pas
en route, car il n’en trouverait pas la direction. Seul, le curé, s’il était
acrobate, pourrait, chevauchant les tas de pierres que sont devenues les demeures,
se rendre à son église, dont les murs dominent encore.
Où sont les magnifiques entrées dans les villes reconquises qu’au début
de la guerre prévoyaient les imaginations ? Où sont les femmes, les
enfants et les vieillards ouvrant tout grand au son de nos bottes leurs volets
et leurs portes et se penchant aux fenêtres et se précipitant dans les rues
pour jeter leurs bras au-devant des sauveurs ? Continuons l’effort et nous
verrons cela. Pour l’instant, ce sont les villes, des lignes de bataille qui tombent,
plus une âme pour vous accueillir, et si vous criez leur nom elles ne vous
répondent même pas, car pour vous renvoyer l’écho, il leur faudrait au moins un
mur.
Le
Petit Journal, 3 septembre 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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