La dure vie du large
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
En mer, … août 1918.
Et ce qui fait
que les enfants de France ont tant souffert et se sont tant donnés depuis
quatre ans, c’est qu’il n’y a pas seulement ceux de la terre, mais ceux de la
mer aussi.
Alors que les
armées de Foch reprenaient barre sur celles de Ludendorff, que des victoires
qui, en d’autres temps, eussent fait pavoiser notre capitale, s’inscrivaient
sur nos tablettes nationales, avec les autres, avec ceux d’au delà les côtes,
je naviguais.
Ah !
Maître ! qui veillez à la grandeur de la patrie, qui que vous soyez,
faites que jamais pour mériter ma place de Français, je me voie contraint de
devenir matelot ! La route qu’ils suivent est terrible. Nos bateaux de
guerre qui, par leur défense, multiplient la force guerrière du continent sont
tous petits. Chasseurs, canonnières, torpilleurs, chalutiers, dragueurs sont
d’étroites tranchées mouvantes où, coude à coude, veillent, souffrent, fondent,
succombent ou vainquent les pompons rouges. Ils ont tous les tourments :
il y a les flots qui les secouent, les roulent et, régulièrement, d’un mal
insupportable, leur fouillent l’estomac ; il y a les machines où, dans
l’écœurante odeur d’huile rance, sous 70 degrés de chaleur, dans le
tintamarre des moteurs, ils graissent, reboulonnent, surveillent, réparent à
chaud les avaries douze heures par jour en deux fois. Les douze autres heures,
ils les passent à manger, sous une pluie de charbon, leur riz et leur sardine. « Qu’importe le manger, pourvu qu’on
ait le QUART ! » disent-ils, et à s’étendre sur les caillebotis
du pont où le sommeil dangereux vient les délivrer ; il y a les
chaufferies où, sort déloyal et prématuré, des hommes qui ne sont pas encore
morts en état de péché mortel descendent, pour y vivre, la moitié d’un jour.
*
Leurs chemins
qu’on suit de loin sur la mer, comme sur terre la trace des limaces, sont
marqués de leur martyre. Ici, à l’endroit même où nous passons, voilà neuf
jours, sauta un chalutier dragueur. Il avait découvert une mine allemande, il
la traînait dans son filet, mais un sous-marin était proche. Et nos avions
guettaient le pirate. Ils le voient, lâchent leurs bombes : l’une d’elles
s’abat sur la mine, la mine explose et le chalutier, éventré, descend dans les
profondeurs. Là où nous passons encore, il y eut rencontre de nuit. Deux
convois naviguaient. Il faisait sinistrement noir ; un paquebot heurte un
convoyeur. Adieu le petit coureur des flots ! Mais le convoi continua et
l’Entente fut ravitaillée. Ici c’est plus terrible mais c’est plus grand. Un
sous-marin éperonne une canonnière. La canonnière est défoncée. Les hommes vont
être sauvés, sauf deux. Ces deux-là, dans les soutes ne peuvent plus faire
jouer la trappe de sortie. Leurs camarades, à coups de hache, pour les
délivrer, entaillent le plancher. Malheur ! Des poutres, les unes contre
les autres, sont dessous. Impossible aux hommes de se glisser entre elles. Ils peuvent
juste passer la main. Leurs camarades doivent quitter le bord perdu pour la
barque, et au fur et à mesure qu’ils évacuent, déchirés, ils serrent les deux
mains qui se tendent par delà la prison en train de sombrer.
Je vous
raconte ces terribles choses parce qu’il faut que l’on sache que la patrie,
pour son sauvetage, crucifie aussi les marins. Ce n’est pas une traversée
heureuse que l’on a pu faire, où la mer caressante fut traîtreusement calme,
qui peut donner le droit de juger les combattants du large. Est-ce que le
monsieur qui vient de boucler en automobile une heureuse journée sur le front
peut, par la grâce de quelques obus tombés alentour, trancher sur la vie des
poilus ? Au large, ce monsieur est le passager. Ah ! passager, mon frère,
que dirais-tu si tu roulais sur les petits bateaux qui veillent sur toi pendant
que tu dors ?
Le rêve irréalisable
Il n’y a pas
que cet héroïsme. Il en est un autre, celui-là moralement terrible, dans notre
armée de la mer.
Il est, dans
une rade du proche Orient, entre deux côtes, l’une, toute d’orangers, l’autre
toute de rochers farouches, une grande flotte qui, lorsque par un après-midi de
dur été on passe près d’elle, semble, sous ses vastes tentes qui la préservent
du soleil, dormir comme d’immenses lézards apaisés. Ce sont nos gros bateaux au
guet de Corfou : dreadnoughts,
cuirassés, croiseurs.
Elle en a fait
des rêves, cette flotte impatiente ! Elle l’a couru, la Méditerranée et
l’Adriatique ! Elle en a brûlé du charbon ! L’ennemie n’est pas
sortie. Au début, dans les temps lointains des grandes courses du large, elle
comptait sur son rendez-vous ; comme il se faisait attendre, elle le
provoquait : ruses, audaces, elle jouait de tout, mais aucune ride sur
l’eau du côté de Pola ! Elle ragea, provoqua de nouveau : le désert
persistait. Alors elle alla se blottir. Elle se mit à l’endroit où, les temps
pour son héroïsme devenant meilleurs, elle ne pourrait pas manquer le passage
de l’Autrichienne. Et elle attendit. Elle attend encore.
Je viens de la
voir. Elle est là chaque jour aussi prête que la veille. Elle est là, vivant
d’une abnégation monastique pour sa tâche qu’elle n’entrevoit plus qu’à peine.
Loin du pays,
s’aguerrissant sans arrêt pour un jour glorieux qui ne viendra peut-être
jamais, elle s’exerce, veille et, avec rien, par devoir impératif,
quotidiennement, remonte son moral. Ce sont les soldats du rêve irréalisable.
En cage, entre
leurs filets, ils se rongent le sang perpétuellement insatisfait. Ils ont
parfois des espoirs qui, subitement, transfigurent la face des marins et des
officiers. C’est une nouvelle prétendant que la flotte d’Autriche va se
déplacer. Vont-ils la saisir ? La nouvelle ne se confirme pas. Quand un
hasard permet à un Rizzo, heureux capitan italien, d’attaquer crânement l’ennemie
et de la saigner, notre flotte frémit. Serait-ce un signal ? c’est le
contraire. Si elle avait eu des velléités, l’Autrichienne, diminuée par ce
coup, les abandonnerait. Alors ? Alors, notre marine enchaînée fait appel
à sa plus stoïque soumission, et l’âme désolée mais intacte toujours, reprend
sa faction… car si elle n’était pas là !
Le Petit Journal, 1er septembre 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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