Tu t’absentes deux semaines de la capitale où tu vis. Avec
le génie des emboîtements qui te caractérise (formation Lego ?), tu as
réussi à caler ces quinze jours dans une période où l’actualité littéraire
s’annonce calme (et où la compagnie aérienne nationale, qui assure les vols
intérieurs, respecte à peu près ses horaires). Bien sûr, on ne peut pas tout
prévoir. Plus tôt dans l’année, tu étais à peine arrivé dans une autre ville
que Günter Grass mourait… Tu gardes donc l’esprit en éveil et la connexion wifi
à portée de portable. D’ailleurs, tu as un certain nombre d’articles à écrire
et, quand tu pars, le dimanche 15, tu n’oublies pas que les lycéens annoncent
leur lauréat Goncourt deux jours plus tard. Tu as lu tous les romans de la sélection.
Tu es prêt. Tu peux y aller.
Quand tu arrives, il fait chaud. C’est normal, rien à voir
avec la catastrophe climatique annoncée. Tu apprécies. Dans la grande chambre
du vieil hôtel où tu as tes habitudes, et où il n’y a toujours pas de wifi, tu
t’installes. Le gardien connaît tes besoins : de la seule table dans la
pièce, il enlève le poste de télévision, tu y installes ton ordinateur (il est
presque neuf), une tablette, un disque dur externe, un téléphone, tes lunettes,
trois livres papier, deux clés USB, deux autres pour d’éventuelles connexions
3G+, des câbles, des cigarettes, deux briquets.
Tu es mieux que prêt.
Et, à une dizaine de milliers de kilomètres de Paris qui
tente de panser ses plaies, à un millier de kilomètres de chez toi seulement,
tu prends tes marques, ton rythme, tu travailles, revois des potes perdus de
vue depuis l’année précédente (pas tous, il y a en a que tu vois plus souvent,
il y en a qui ont disparu entre-temps). Les livres que tu lis, généralement
pour écrire autour d’eux, ne sont pas différents de ce qu’ils sont à Tana ou à
Paris. L’actualité littéraire, elle, te parvient comme assourdie. Mais elle te
parvient.
Le Goncourt des Lycéens est reporté à une date ultérieure,
comme beaucoup d’autres événements culturels. Quand tu apprends enfin qu’il sera
remis le 1er décembre, tu souris : tu seras rentré la
veille et auras retrouvé un environnement mieux adapté. Puis ton sourire se
transforme en grimace : c’est le même jour que le Prix Rossel, organisé
par Le Soir, il faudra donc prévenir
pour qu’il y ait un peu de place quand même dans les pages culturelles. La
cuisine intérieure ne s’arrête jamais.
Au Goncourt des adultes, qui a bien fait décidément de miser
cette année sur le formidable roman de Mathias Enard puisque, contrairement aux
esprits chagrins qui prédisaient un flop en librairie pour Boussole, réputé peu accessible au lecteur moyen (l’acheteur du
Goncourt annuel ?), ses ventes se portent bien, au Goncourt des adultes,
donc, Régis Debray démissionne. Pourquoi est-ce que ça te laisse presque indifférent ?
(Comment disait Chirac, déjà, ça m’en touche une sans faire bouger
l’autre ?) Tu sais en revanche que tu attendras avec intérêt le nom de son
remplaçant ou de sa remplaçante. Il n’y a pas assez de femmes dans le jury, ce
sera donc une femme. Si la logique est respectée. Mais la logique, en la
matière…
Dans ton agenda, tu n’avais pas noté le Renaudot des
Lycéens. Le voici pourtant attribué, à Alice Zeniter pour Juste avant l’oubli (Flammarion), que tu venais de commencer après
avoir cherché en vain, depuis le début de la rentrée, les heures nécessaires à
sa lecture. C’est bien, ce roman, c’est donc bien qu’il n’ait pas été tout à
fait oublié dans les palmarès.
Sorj Chalandon reçoit le Prix du Style pour Profession du père (Grasset). Tu lui
avais consacré un article louangeur, encore une occasion de se réjouir. Comme
du Prix du meilleur livre étranger pour Martin Amis (La zone d’intérêt, Calmann-Lévy) dans la catégorie roman, puisque
tu n’avais pas compris les articles qui s’en prenaient à un ouvrage dont tu
avais apprécié le burlesque iconoclaste. Dans la catégorie essai, c’est
Christoph Ransmayr qui est couronné (Atlas
d’un homme inquiet, Albin Michel), tu ne peux que regretter de ne pas
l’avoir lu…
Lire et Le Point ont choisi leurs meilleurs
livres de l’année. Sous le signe du courage et de l’air du temps mauvais, les
deux magazines ont élu, tous genres confondus, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Lanceurs d’alertes, il est des
vôtres, d’ailleurs Michel Houellebecq l’avait dit, dont Soumission (Flammarion) n’est retenu que par Le Point.
Les deux listes (20 livres dans Lire, 25 dans Le Point)
présentent quelques analogies. On trouve dans l’une comme dans l’autre Cosmos, de Michel Onfray (Flammarion), Vernon Subutex, de Virginie Despentes
(Grasset), Tout ce qui est solide se
dissout dans l’air, de Darrah McKeon (Belfond).
Dans la liste de Lire,
tu choisis Evariste, de
François-Henri Désérable (Gallimard). Dans celle du Point, Americanah, de
Chimamanda Ngozi Adichie (Gallimard aussi, pure coïncidence).
La rubrique nécrologique, elle non plus, ne s’arrête jamais.
Tu avais prévu de la prolonger en lisant, récemment paru dans la collection
Points, Mankell (par) Mankell, de
Kirsten Jacobsen, un livre seulement parcouru au moment de la mort de
l’écrivain suédois. Et voilà qu’un autre ouvrage tout frais dans la collection,
Point Dume, de Dan Fante, te saute
aux yeux quand tu apprends la mort du fils de John Fante. Puis, non, il n’est
pas mort. Puis, oui, finalement, il a succombé. Annonce en sursauts, lecture
quand même. Tu n’as pas perdu ton temps.
Et c’est ainsi que la Terre tourne pourtant, même quand tu
ne la regardes pas tourner. Demain est un autre jour, comme on dit ici. (Un
film réalisé par deux amis a pris ce titre, vous le trouverez sur YouTube, vous
comprendrez mieux.)
A demain, donc.
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