lundi 2 novembre 2015

14-18, Albert Londres en Serbie menacée



La première angoisse

(De notre envoyé spécial.)
Nich, … octobre 1915.

Les huit journées que la Serbie vient de vivre devront être inscrites au livre d’angoisse des nations.
Ce que l’on annonçait depuis trois mois allait se passer : l’Allemagne commençait à l’envahir, la Bulgarie était debout dans son dos.
Mais la France, l’Angleterre et la Russie marchaient à son secours. L’émotion des grands soirs planait sur le royaume.
Nich avait mis des drapeaux, cette fois ils n’étaient plus noirs.
À la place de la douleur qui, en mars dernier, se balançait aux fenêtres dans les loques de crêpe, c’était l’espérance qui claquait dans les oriflammes tricolores. Jours tragiques : le typhus avait sévi ; jours heureux : les Français allaient venir.
La Serbie avait tout sorti pour les recevoir. Ah ! ce n’était pas doré, ce n’était ni pimpant ni magnifique ce qui décorait les rues, ce qui flottait aux vents ! ils ne défileraient pas sous un dais rutilant, nos soldats qui montaient défendre les montagnes héroïques. Ce n’étaient que vieilles bannières, vieux écussons et banderoles froissées par les années. La fille tzigane se pare comme elle peut quand elle a des honneurs à rendre. La Serbie avait mis tout ce qu’elle a.
La première division française était arrivée à Salonique. On l’attendait ici pour le lendemain. Les nouvelles sanglantes parvenaient déjà de Belgrade. Que c’était long un jour !
Nous sommes à ce lendemain où les Français devaient arriver.
Ils n’arrivent pas, Nich est consternée. Insensibles, les drapeaux flottent joyeusement dans les rues.
Ce sont les nouvelles de Belgrade qui arrivent :
Les Allemands écrasent la ville. Les monitors touchés par les batteries françaises de Topchider fuient en brûlant sur la Save, les radeaux coupés en deux, jetés les uns contre les autres, se resserrent sur les hommes qui tentent de surnager, les taubes suivant les groupes d’habitants qui émigrent les signalent à l’artillerie qui crache dessus. Les Allemands attaquent sur tout le front nord. De nouveaux radeaux écartant sur l’eau des uniformes gris portent d’autres uniformes gris. Les pièces serbes taillent dedans. Mais les masses allemandes sont nombreuses et les pièces serbes ne le sont pas. Les Allemands ont passé et Belgrade flambe.
Belgrade flambe et Nich est décorée !
Plus de capitale, non seulement pour maintenant, mais pour après, puisqu’elle s’en va toute en fumée, une fois de plus le pays envahi et les Français n’arrivant pas !

Les départs

Dans Nich, les bœufs par centaines de couples, sortant de la porte de la citadelle, traînent des munitions vers la gare ; les taubes viennent de tuer deux femmes, un enfant et un prisonnier autrichien, les forçats – la Serbie a sorti ses forçats – habillés de blanc, chaînes aux jambes, préparent les routes pour les convois. Trois régiments défilent au son lugubre d’un tambour sec et d’un clairon enroué, des crieurs sur les places appellent la classe de dix-neuf ans, les soldats du troisième ban – est-ce du troisième ou du dixième ? – ceux que l’on appelle : « la dernière défense », vieux et maigres – on ne mange pas assez dans ce pays pour grossir avec l’âge – une ficelle à leur fusil en guise de courroie, n’ayant pas eux-mêmes de capuchon, mais en ayant mis un petit à leur baïonnette pour la garder de la rouille, partent avec leur bonnet pointu de peau de mouton vers des vigies où ils pourront encore servir.
On apprend que ce matin les Français étaient montés dans les trains à Salonique, mais qu’ils en sont redescendus. On fait enlever les banderoles dans les rues.
Le soir, autre émotion : les Bulgares bougent sur la frontière de Pirot. Ils ont fait toute la journée des mouvements de troupe. Leurs avions ont lancé des proclamations : « Frères, ce n’est pas à vous que nous en voulons, c’est à votre gouvernement. » Au Nord, les Allemands passent. À l’Est, les Bulgares menacent. On est brave ! On a trois guerres derrière soi, on en a même quatre en se souvenant des Albanais, mais on n’est plus que 250 000, on n’est même plus que 200 000 en comptant juste. Il est permis de ne pas bien dormir.
Il est même permis aujourd’hui de ne plus dormir du tout. Les Bulgares qui, dès le 11 octobre tiraillaient déjà sur plusieurs points de la frontière ont attaqué cette nuit sur tout le front. Comme le 30 juin 1913, à la même heure, à deux heures du matin, sans déclaration de guerre, ils ont ouvert l’ère sanglante. C’est toujours après minuit que commencent les tragédies des Balkans.
Nich n’est plus sûre, n’est pas à 70 kilomètres de la frontière. Les ministres tiennent conseil, les bureaux plient leurs dossiers, le timbre, le domaine, le monopole par des chemins bourbeux sur des chars cahotés, filent en hâte, les banques – l’or ce serait trop dire – les banques emballent. Tout cela une première fois est parti de Belgrade pour Nich, tout cela repart de Nich pour Pritchina.
Nich continue de se vider : les malles, les ballots, les lits, les enfants, à dos de soldats sont portés vers la gare. Il pleut depuis le matin. La veille, les hommes avaient enlevé les banderoles, le vent, aujourd’hui, arrache les mâts plantés pour la fête.
La fête n’aura pas lieu. Ils s’en vont, ceux de la deuxième capitale traquée, sans la consolation qu’ils attendaient. Ils n’auront pas vu passer les soldats qui sont les plus illustres dans le souvenir des nations. Mais qu’importe une joie maintenant. Les Serbes, en attendant que nous arrivions, tiennent les Allemands à la gorge, les premiers Français sont à Stroumitza, Nich n’est plus rien qu’une souffrance passée dans l’épopée qui commence.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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