La première angoisse
(De notre envoyé spécial.)
Nich, … octobre 1915.
Les huit journées que la Serbie vient de vivre devront être inscrites au livre d’angoisse des nations.
Ce que l’on annonçait depuis trois mois allait se
passer : l’Allemagne commençait à l’envahir, la Bulgarie était debout dans
son dos.
Mais la France, l’Angleterre et la Russie marchaient à son
secours. L’émotion des grands soirs planait sur le royaume.
Nich avait mis des drapeaux, cette fois ils n’étaient plus
noirs.
À la place de la douleur qui, en mars dernier, se balançait
aux fenêtres dans les loques de crêpe, c’était l’espérance qui claquait dans
les oriflammes tricolores. Jours tragiques : le typhus avait sévi ;
jours heureux : les Français allaient venir.
La Serbie avait tout sorti pour les recevoir. Ah ! ce
n’était pas doré, ce n’était ni pimpant ni magnifique ce qui décorait les rues,
ce qui flottait aux vents ! ils ne défileraient pas sous un dais rutilant,
nos soldats qui montaient défendre les montagnes héroïques. Ce n’étaient que
vieilles bannières, vieux écussons et banderoles froissées par les années. La
fille tzigane se pare comme elle peut quand elle a des honneurs à rendre. La
Serbie avait mis tout ce qu’elle a.
La première division française était arrivée à Salonique. On
l’attendait ici pour le lendemain. Les nouvelles sanglantes parvenaient déjà de
Belgrade. Que c’était long un jour !
Nous sommes à ce lendemain où les Français devaient arriver.
Ils n’arrivent pas, Nich est consternée. Insensibles, les
drapeaux flottent joyeusement dans les rues.
Ce sont les nouvelles de Belgrade qui arrivent :
Les Allemands écrasent la ville. Les monitors touchés par
les batteries françaises de Topchider fuient en brûlant sur la Save, les
radeaux coupés en deux, jetés les uns contre les autres, se resserrent sur les
hommes qui tentent de surnager, les taubes suivant les groupes d’habitants qui
émigrent les signalent à l’artillerie qui crache dessus. Les Allemands
attaquent sur tout le front nord. De nouveaux radeaux écartant sur l’eau des
uniformes gris portent d’autres uniformes gris. Les pièces serbes taillent
dedans. Mais les masses allemandes sont nombreuses et les pièces serbes ne le
sont pas. Les Allemands ont passé et Belgrade flambe.
Belgrade flambe et Nich est décorée !
Plus de capitale, non seulement pour maintenant, mais pour
après, puisqu’elle s’en va toute en fumée, une fois de plus le pays envahi et
les Français n’arrivant pas !
Les départs
Dans Nich, les bœufs par centaines de couples, sortant de la
porte de la citadelle, traînent des munitions vers la gare ; les taubes
viennent de tuer deux femmes, un enfant et un prisonnier autrichien, les
forçats – la Serbie a sorti ses forçats – habillés de blanc, chaînes aux
jambes, préparent les routes pour les convois. Trois régiments défilent au son
lugubre d’un tambour sec et d’un clairon enroué, des crieurs sur les places
appellent la classe de dix-neuf ans, les soldats du troisième ban – est-ce du
troisième ou du dixième ? – ceux que l’on appelle : « la
dernière défense », vieux et maigres – on ne mange pas assez dans ce pays
pour grossir avec l’âge – une ficelle à leur fusil en guise de courroie,
n’ayant pas eux-mêmes de capuchon, mais en ayant mis un petit à leur baïonnette
pour la garder de la rouille, partent avec leur bonnet pointu de peau de mouton
vers des vigies où ils pourront encore servir.
On apprend que ce matin les Français étaient montés dans les
trains à Salonique, mais qu’ils en sont redescendus. On fait enlever les
banderoles dans les rues.
Le soir, autre émotion : les Bulgares bougent sur la
frontière de Pirot. Ils ont fait toute la journée des mouvements de troupe.
Leurs avions ont lancé des proclamations : « Frères, ce n’est pas à
vous que nous en voulons, c’est à votre gouvernement. » Au Nord, les
Allemands passent. À l’Est, les Bulgares menacent. On est brave ! On a
trois guerres derrière soi, on en a même quatre en se souvenant des Albanais, mais
on n’est plus que 250 000, on n’est même plus que 200 000 en comptant
juste. Il est permis de ne pas bien dormir.
Il est même permis aujourd’hui de ne plus dormir du tout. Les
Bulgares qui, dès le 11 octobre tiraillaient déjà sur plusieurs points de
la frontière ont attaqué cette nuit sur tout le front. Comme le
30 juin 1913, à la même heure, à deux heures du matin, sans
déclaration de guerre, ils ont ouvert l’ère sanglante. C’est toujours après
minuit que commencent les tragédies des Balkans.
Nich n’est plus sûre, n’est pas à 70 kilomètres de la
frontière. Les ministres tiennent conseil, les bureaux plient leurs dossiers,
le timbre, le domaine, le monopole par des chemins bourbeux sur des chars
cahotés, filent en hâte, les banques – l’or ce serait trop dire – les banques
emballent. Tout cela une première fois est parti de Belgrade pour Nich, tout
cela repart de Nich pour Pritchina.
Nich continue de se vider : les malles, les ballots,
les lits, les enfants, à dos de soldats sont portés vers la gare. Il pleut
depuis le matin. La veille, les hommes avaient enlevé les banderoles, le vent,
aujourd’hui, arrache les mâts plantés pour la fête.
La fête n’aura pas lieu. Ils s’en vont, ceux de la deuxième
capitale traquée, sans la consolation qu’ils attendaient. Ils n’auront pas vu
passer les soldats qui sont les plus illustres dans le souvenir des nations.
Mais qu’importe une joie maintenant. Les Serbes, en attendant que nous
arrivions, tiennent les Allemands à la gorge, les premiers Français sont à
Stroumitza, Nich n’est plus rien qu’une souffrance passée dans l’épopée qui
commence.
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