jeudi 24 novembre 2016

Au nom du père, Sorj Chalandon dénonce

Un demi-siècle, à peu de choses près. Le temps qu’il a fallu pour qu’un fils, Emile Choulans, ose dire devant sa mère ce qu’il pense de son père, comment il a vécu la tyrannie de celui-ci et ce qu’il en reste. Il a fallu aussi que ce père, devenu invivable même pour celle qui a partagé sa vie en fermant toujours les yeux, soit interné.
Parole de l’épouse : « Emile, dis-leur toi, qu’il n’avait pas de problèmes. »
Parole du fils : « Désolé, maman. » Puis il raconte…
Nous sommes alors en 2010 et l’essentiel du nouveau roman de Sorj Chalandon se passe en 1961. Emile avait 13 ans, son père cherchait à faire de lui le membre d’une armée secrète sortie de son imagination fertile : avec l’aide de son meilleur ami, Ted, un Américain proche de Kennedy, lui et son organisation allaient liquider le général de Gaulle, traître à la France, opération qui demandait une longue préparation, un rude entraînement, le silence absolu, des serments définitifs. Pas de quoi arrêter un homme d’action qui avait déjà été à l’origine des Compagnons de la Chanson, professeur de judo, pasteur pentecôtiste, agent secret. Surtout agent secret, ce qui ne se crie pas sur tous les toits même si on en tire une certaine fierté. Et impose, après une longue hésitation, d’inscrire sur les fiches scolaires, derrière l’indication Profession du père qui donne son titre au livre : « sans ».
Comment un mythomane construit, autour de son fils, un univers qui peut passer pour cohérent dans la tête d’un enfant, justifie la violence avec laquelle celui-ci est éduqué virilement, c’est-à-dire avec une violence à la fois physique et psychologique, comment le jeune garçon est amené non seulement à croire ce qui lui est inculqué avec force mais aussi à le faire partager à un ami d’école, c’est tout le propos d’un ouvrage à la cohérence jamais prise en défaut. Un rouleau compresseur idéologique sous lequel les phrases semblent s’éteindre, étouffées par la nécessité d’une respiration courte entre les moments d’une action à laquelle il faudra bien passer. Tuer de Gaulle, leitmotiv lancinant dont le lecteur perçoit l’absurdité dans un contexte familial où l’on se berce surtout de mots et des illusions qu’ils recouvrent.
Profession du père n’est pas un roman de tout repos. On crie, on frappe, on complote. Et le complot, s’il est la dérive la moins grave parmi les autres, est aussi celle qui les justifie. L’implacable logique de la folie est à l’œuvre, elle exerce son pouvoir sur un être qui n’a pas les moyens d’y résister, sinon en se coulant dans cette logique, en acceptant comme une évidence l’idée qu’elle est la seule possible. Puisque de toute manière on ne lui en pas proposé d’autre.

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