Pierre Pelot enjambe quatre siècles avec une assurance qui laisse rêveur bien au-delà du gros millier de pages de son roman, C'est ainsi que les hommes vivent. Qui a lu toute la production de cet écrivain prolifique (plus de cent cinquante romans publiés depuis les premiers, dans la collection Marabout Junior) pour affirmer sans risque d'erreur qu'il s'agit ici de son grand-oeuvre? Il n'empêche: si le livre impressionne par sa dimension physique - les poignets s'en ressentent après des heures à le porter -, il bouleverse bien plus certainement encore par la justesse de ton, par le travail d'une écriture jamais relâchée, un authentique exploit sur une distance peu commune. Et le vertige saisit le lecteur qui tente d'imaginer la somme des jours, des années passés à mettre au point une telle machinerie romanesque, sans cesser entre-temps de publier des livres moins ambitieux (parmi lesquels, quand même, les quatre volumes de Sous le vent du monde).
Et 1599 et 1999 sont les dates auxquelles débutent les deux récits parallèles que l'auteur conduit d'une main ferme en chapitres alternés, le premier plus long que le second, ancrés dans un même territoire, les Vosges (où Pelot vit depuis toujours), aux environs de Remiremont.
Peu avant l'entrée dans le XVIIe siècle, une femme est brûlée vive pour crime de sorcellerie. Il a suffi de quelques témoignages douteux pour conduire au bûcher celle qui ne laissait pas les mains des hommes s'égarer sur son corps très convoité. Peu avant sa mort, elle a accouché d'un garçon né silencieux et le poing en avant, signes maléfiques entre tous. Dolat sera pourtant recueilli par Apolline, une jeune fille de l'abbaye de Remiremont qui ignore l'origine du bébé. Elle fait de celui-ci son filleul et, quand il aura grandi, son compagnon de plaisirs ainsi que le complice d'une entreprise criminelle.
L'époque est secouée par les intrigues du pouvoir local, par la guerre de Trente Ans, par les épidémies. Apolline et Dolat traversent des années cruelles pendant lesquelles la mort frappe avec facilité, et de toutes les manières. Dolat lui-même, dans des scènes épouvantables, à peine mises à distance par une langue teintée d'archaïsmes et de patois local, n'échappera pas aux excès, entraîné par un contexte d'une rare violence où l'humain semble avoir disparu au profit de comportements bestiaux.
Parmi les caractéristiques de Dolat, on relève deux époques d'amnésie. Lazare Grosdemange, lui aussi, en souffre au début de l'an 2000, après avoir été victime d'un infarctus dans les derniers jours de l'année précédente, au moment où, on s'en souvient, un vent armé d'un bras de géant avait couché quantité d'arbres. Il était revenu au pays peu de temps avant, à la mort de sa mère, retour de toutes les guerres où il avait fait son travail de journaliste et d'écrivain. Pour découvrir un mystère familial lié à un trisaïeul dont il ignorait l'existence, déporté en Nouvelle-Calédonie et dont l'ancienne maison suscite des convoitises aiguës.
Il cherche en même temps à reconstituer les jours dont sa mémoire a perdu la trace et à comprendre ce qui se cache derrière les intérêts manifestés par des individus bien peu aimables.
Son enquête, menée avec la rigueur du journaliste et la passion qui l'anime, place ses pas dans ceux de Dolat, dont les aventures recoupent les siennes à une considérable distance historique, mais avec la force d'une présence irréfutable. Un trésor perdu est la clef de la double narration. Dont les égarements de l'homme sont la toile de fond: «Seigneur ! pourquoi donc est-ce ainsi que les hommes doivent vivre sur cette terre comme à jamais dans votre éternité ?»
Voici un grand, un très grand livre, animé d'un souffle puissant qui ne retombe jamais.
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