On va reparler de l'ambiguïté de l'appellation roman, puisque le livre d'Ivan Jablonka, Laëtitia ou La fin des hommes, qui vient de recevoir le Prix Médicis du roman français, n'en est pas vraiment un. Ce qui ne l'avait pas empêché d'être sélectionné pour le Goncourt. Mais l’historien a bien le droit d’être écrivain, comme il l’expliquait dans Le Monde
dont il avait déjà reçu le prix littéraire : « Aujourd’hui,
l’histoire est assez solide, assez forte, pour tenter des expériences.
Construire la narration, varier les points de vue, restituer une atmosphère,
inventer des formes nouvelles ».
Laëtitia Perrais est la jeune fille assassinée par Tony
Meilhon en janvier 2011, à Pornic, en Loire-Atlantique. Un fait divers dont
s’emparent, avant même que le corps de la victime soit retrouvé, outre les
enquêteurs et la justice, les médias, la population et… le président de la
République. De ce fait divers, Ivan Jablonka fait un récit exemplaire, chargé
de compassion autant que de colère, de scrupuleuse exactitude que de sentiments
personnels : « Il y a, dans la
vie de Laëtitia, trois injustices : son enfance, entre un père violent et
un père d’accueil abusif ; sa mort atroce, à l’âge de dix-huit ans ;
sa métamorphose en fait divers, c’est-à-dire en spectacle de mort. Les deux
premières injustices me laissent désolé et impuissant. Contre la troisième,
tout mon être se révolte. »
Au lieu de mettre en avant le personnage de l’assassin,
comme c’est si souvent le cas dans les reconstitutions, romanesques ou non, de
crimes, l’auteur manifeste toute son attention et sa sollicitude à la victime
et à ses proches. En commençant par Jessica, la sœur jumelle de Laëtitia,
passée, à la fin tragique près, par des événements si semblables, malgré toutes
leurs différences.
Pas un aspect n’échappe au regard d’Ivan Jablonka. Il
reconstitue les étapes de l’enfance et de l’adolescence, interroge l’évolution
contrariée de la jeune fille, situe par rapport à elle toutes ses relations,
longues ou éphémères, suit bien sûr de près, aidé en cela par l’enquête, la
dernière journée et les ultimes moments, puis la disparition de Laëtitia, la
découverte du corps, ou plutôt les découvertes des morceaux de son corps, le
jugement de Tony Meilhon…
Le factuel est irréprochable. Mais il prend surtout son sens
quand il s’inscrit dans une réalité sociologique, dans les troubles d’une vie,
dans les questions sans réponses d’une attitude face au danger, ce jour-là, peu
compatible avec la discrétion dont faisait preuve Laëtitia. Ainsi que, ce n’est
pas le plus anodin, dans la récupération politique d’une affaire au cours de
laquelle les juges furent fustigés par Nicolas Sarkozy et quasiment désignés
comme responsables de la mort de Laëtitia.
Il y a des pages sordides, parce qu’elles décrivent des
situations sordides. Le pire étant « l’affaire
dans l’affaire, l’horreur dans l’horreur, le glauque dans l’atroce »,
quand on apprend que le bon, l’excellent bien qu’un peu autoritaire Monsieur
Patron, assistant social chez qui étaient placées les jumelles, était lui-même
un prédateur sexuel. Aucune page cependant ne peut être taxée de voyeurisme
malsain. Chacune est nécessaire pour circonscrire l’ampleur d’un désastre qui
déborde de ce seul fait divers.
« Pour la
première fois, j’ai honte de mon genre », écrit Ivan Jablonka vers la
fin de l’ouvrage. Car ce sont les hommes, et pas seulement Tony Meilhon, qui
ont fait du mal à Laëtitia. Et pas seulement à Laëtitia, mais aussi à Jessica
et à combien d’autres femmes, adolescentes, petites filles. « Les hommes, ce sont ceux qui règlent
les disputes à coups de cutter, qui vous démontent à coups de poing, qui
éjaculent dans le sopalin que vous devez tenir […]. À la fin, ce sont toujours
les hommes qui gagnent, parce qu’ils font de vous ce qu’ils veulent. »
Cette enquête, dit-il encore, l’a rendu triste. Nous aussi. Mais on ne l’oubliera pas.
Cette enquête, dit-il encore, l’a rendu triste. Nous aussi. Mais on ne l’oubliera pas.
Par ailleurs, le Médicis du roman étranger va à Steve Sem-Sandberg pour Les élus (Laffont) et le prix de l'essai à Jacques Henric pour Boxe (le Seuil, qui réalise un beau doublé).
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