jeudi 10 mai 2012

Un demi-siècle de rebondissements pour John Irving

Les romans de John Irving, de Liberté pour les ours ! à Dernière nuit à Twisted River, dessinent ensemble un territoire complexe dont la géographie offre des raccourcis entre plusieurs titres, des passages secrets – ou au moins discrets – à travers lesquels le lecteur familier de l’œuvre retrouve des thèmes abordés ailleurs, des échos rassurants : nous ne pouvons pas nous tromper, nous sommes chez lui ! C’est-à-dire un peu chez nous.
On n’échappe donc pas ici à quelques obsessions récurrentes, parmi lesquelles la sexualité qui occupe toujours un des premiers rangs. Comme dans La quatrième main, une main gauche est menacée. Le New Hampshire est le point de départ d’un roman qui conduira ses personnages dans une longue errance. Et où les rebondissements, bien sûr, ne manquent pas.
Mais, cette fois, un des personnages principaux, Daniel, douze ans quand commence le récit en 1954, est destiné à devenir écrivain. Des correspondances s’établissent avec la carrière de John Irving, né lui aussi en 1942. Tous deux ont rencontré Kurt Vonnegut. Leurs premiers livres n’ont pas été des succès de librairie. Ils s’inspirent, en la modifiant, de leur propre biographie. Ils ont, jeunes, un enfant qui leur permet d’éviter la guerre du Vietnam – de cette histoire, Daniel fait Les pères Kennedy.
Surtout, avec un écrivain sous la main, John Irving ne se contente pas de lui fournir une bibliographie comparable à la sienne – bien que différente. Il en profite pour expliquer, à travers lui, comment il écrit ses livres. Dernière nuit à Twisted River raconte la formation d’un auteur, ses tâtonnements et ses progrès, jusqu’à fournir toutes les informations que l’on pouvait espérer sur sa manière de travailler.
Au début, il ignore que, « dans tout roman bien conçu, les coïncidences n’existent pas. » Qu’elles sont le fruit d’une organisation de l’écrivain. Ses premiers essais littéraires utilisent l’exagération, l’outrance – si cela vous rappelle quelqu’un… Les éléments que Daniel, qui a choisi le pseudonyme de Danny Angel pour des raisons liées à son errance, puise dans son passé, sont décalés par rapport à la réalité. « Les romans de Danny Angel roulaient surtout sur ce qu’il redoutait de voir se produire. » La structure est parfois « labyrinthique ». Notamment parce qu’elle introduit la fiction dans un monde qui ressemble à celui de l’auteur au point de tromper les journalistes sans cesse en train d’interroger Danny sur sa vie.
Parfois, Danny Angel et John Irving se confondent. En particulier dans leur combat contre le « morne principe hemingwayien » selon lequel « il ne faudrait parler que de ce qu’on connaît. […] Ô combien de romans mortellement ennuyeux on commet au nom de ce principe fumeux et boiteux ! »
Il y a plus explicite encore : quand l’écrivain décide de tomber le masque pour signer son neuvième roman de son véritable nom, Daniel Baciagalupo, il donne tous ses secrets de fabrication. Ceux de John Irving. Comment il ne commence un livre qu’en connaissant la fin, remontant progressivement vers le début, cherchant la première phrase, en trouvant plusieurs, qu’il garde parfois pour les placer ailleurs, jusqu’à ce que l’évidence s’impose. Bien sûr, la première phrase de Daniel sera celle du roman de John Irving : « Le jeune Canadien – quinze ans, tout au plus – avait eu un instant d’hésitation fatal. »
Tout ce qui viendra ensuite, l’écrivain le connaît déjà. Nous aussi, la deuxième fois qu’arrive cette ouverture…
C’est le moment de dire combien Dernière nuit à Twisted River est fascinant, même en dehors de la lecture un peu technique que nous venons d’en faire, et dont on a le droit de se passer. En 1954 – revenons au commencement –, Dominic, le père de Daniel, est cuisinier pour les bûcherons et les draveurs (ceux-ci charrient les troncs sur l’eau) dans le New Hampshire. Une méprise provoque la mort de Jane, une corpulente Indienne qui est la maîtresse de Dominic mais vit avec Carl, une sombre brute, malheureusement aussi flic du coin. Dominic et Daniel quittent les lieux sur les conseils de leur ami Ketchum.
Ainsi se déclenche, pour un demi-siècle, une fuite devant la vengeance de Carl. Un demi-siècle de péripéties culinaires, amoureuses et littéraires, au cours duquel Ketchum veille de loin sur son ami et Daniel. Au cours duquel, aussi, bien des zones floues du passé seront éclairées d’une manière pas toujours agréable pour les protagonistes du roman. Mais, avec John Irving, on ne voit pas le temps passer.

2 commentaires:

  1. Voilà des années que je n'ai pas lu un bouquin d'Irving. A une époque je les lisais sans faute... il serait temps que je m'y remette !

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  2. Lu en grand format et j'ai rtrouvé le John Irving que j'aime :-)
    Une sortie en poche à ne pas rater, merci de le rappeler.
    Bon WE

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