Hier soir, tard, je tombe sur un tweet de Laurent Margantin qui, à La Réunion, annonce: "Demain matin l'irai écouter Le Clézio, suffira de traverser le boulevard Jaurès à côté..." Nous bavardons brièvement, comme on peut le faire à coup de 140 signes sur Twitter, je lui dis mes regrets de ne pas voir l'écrivain faire un saut vers l'ouest, jusqu'à Madagascar. De son côté, Laurent Margantin précise: "grand moment pour moi, fortes lectures lycéen-étudiant du Chercheur d'or, Haï, Le rêve mexicain..."
Je dois avoir quelques années de plus que mon correspondant d'un soir puisque, quand Le chercheur d'or est paru en 1985, je baignais depuis longtemps dans l'oeuvre du futur Prix Nobel de littérature et j'intriguais (honnêtement, avec la complicité d'une attachée de presse chez Gallimard) pour le rencontrer. Le premier entretien aura lieu l'année suivante, à la publication de Voyage à Rodrigues, et j'ai dû raconter quelque part, déjà, comment cela m'avait amener à écrire régulièrement, pendant une dizaine d'années, dans le Magazine littéraire.
Mais je remonte le temps et je me retrouve dans la petite bibliothèque publique de mon village, un millier de livres à tout casser, une sélection faite un peu n'importe comment semble-t-il dans le rayon littérature que j'épuisais au fil de mes visites hebdomadaires. C'est là qu'un heureux hasard (ou plutôt un Prix Renaudot qui avait dû provoquer l'achat) avait mis à ma disposition Le procès-verbal. Je ne sais plus en quelle année je l'ai lu, approximativement en 1969 - à un an près. Imaginez un adolescent avide et à la limite de la frustration, pressentant que la littérature allait lui ouvrir de larges horizons, mais totalement ignorant des chemins à prendre pour découvrir ces territoires excitants et encore inconnus. Cela tombait bien, le nom de la collection à laquelle appartenait Le procès-verbal était "Le Chemin". Cette lecture fut un choc. Plus qu'un choc, un séisme. Adam Pollo était mon frère et Le Clézio, trop jeune pour être mon père était... je ne sais pas... mon cousin?
J'allais en tout cas me plonger dans ses livres, les cherchant partout, les trouvant ici ou là. Je me souviens d'avoir acheté La guerre à Mons, à l'occasion d'une braderie, la couverture marquée au feutre bleu, en traits épais, d'un "40" indiquant le prix (en francs belges).
Un peu plus tard, j'avais découvert, mon exploration n'ayant plus de limites, la qualité des Editions Fata Morgana. Et que Le Clézio y avait publié Mydriase. Ce texte vient de reparaître au Mercure de France, suivi de Vers les icebergs, en même temps que sortait Tempête chez Gallimard. J'ai donc lu Tempête et relu Mydriase, pour un article paru dans Le Soir.
Hier (aussi - la journée était décidément placée sous le signe de Le Clézio), l'attachée de presse du Mercure m'envoyait un message dans lequel elle me remerciait d'avoir parlé de Mydriase. J'avais été, disait-elle, "quasiment un des seuls journalistes à l'avoir fait!" Mais j'avais peut-être été aussi, lui racontai-je en réponse, "le seul (ou un des rares) à avoir acheté ces textes dans leur édition originale - chez un petit libraire acariâtre de Bruxelles, dont l'essentiel du fonds était dans son grenier, inaccessible mais d'une qualité exceptionnelle."
Le Clézio... Je pourrais écrire des pages et des pages sur la manière dont ses livres m'ont offert un supplément de vie - et continuent de le faire. Je vais me contenter, en guise de remerciement pour celles et ceux qui ont lu cette note jusqu'ici, de vous offrir l'entretien que j'ai eu avec lui plus tard, en 1991, pour parler d'Onitsha.
Pour la première fois depuis Le chercheur
d’or, Le Clézio revient au roman. Et de quelle manière ! Puisant dans
son enfance le point de départ d’un de ses plus beaux livres, il nous emmène
dans un voyage initiatique vers l’Afrique, à la recherche du père et d’un
contact plus direct avec la nature. Le garçon de douze ans, Fintan, qui part
avec sa mère, Maou, ne sera jamais plus pareil après son séjour africain.
Celui-ci est une seconde naissance qui le fera appartenir à cette terre de
toutes les découvertes. Comme son père Geoffroy qui poursuit là-bas un rêve
inaccessible, Fintan pose les fondations de la route à suivre dans l’avenir. Et
le lecteur, avec ses yeux, sort transformé d’une aventure d’autant plus
marquante qu’elle est portée par une langue belle et classique au rythme sourd
de laquelle on adhère immédiatement.
— Ce livre donne l’impression d’avoir été porté longtemps...
— Oui. En fait, je l’avais
commencé il y a quarante-deux ans. J’avais écrit un livre qui s’appelait Un long voyage...
— C’est le livre que Fintan écrit dans le bateau ?
— C’est cela, oui. Donc, j’avais
écrit ce livre dans le bonheur, d’abord, de découvrir ce que c’était d’écrire.
J’avais sept, huit ans, j’avais voulu écrire des petites choses comme tous les
enfants. Mais là, tout à coup, je découvrais ce pouvoir extraordinaire. Je
crois que c’est mon souvenir le plus frappant de cette époque. J’étais en
bateau, donc j’allais en Afrique, ça c’est anecdotique. J’étais en suspens
entre deux mondes, un peu inquiet parce que j’allais retrouver mon père. Je ne
le connaissais pas...
— Que veut dire, dans ces conditions-là, le mot « père » ?
— Je crois que c’était surtout
quelqu’un qui envoyait des paquets par la poste. Tout de suite après la guerre,
il a envoyé des choses sucrées, des pâtes de goyave.
— Sommes-nous dans le roman ou dans vos souvenirs, pour l’instant ?
— Là, je parle de mon père,
mais ça revient un peu au même parce que c’est pour vous dire qu’écrire, dans
ce contexte-là, était une découverte fabuleuse, la possibilité d’avoir un
cahier, de le remplir avec des mots et que ça devienne un livre, un roman. Le
personnage vivait ce voyage que j’étais en train de vivre et il y avait une
longue description d’un bateau tout à fait fantaisiste. J’avais besoin d’inventer,
d’ajouter des choses, des personnages. Et, quarante-deux ans après, j’ai eu l’impression
de faire la même chose, de continuer quelque chose que j’avais interrompu
pendant très longtemps. C’était un raccourci du temps.
— Pourquoi cette interruption avait-elle été si longue ?
— Je n’osais pas l’écrire, j’en
avais envie mais je n’osais pas. Si je le faisais, ce devait être en tant qu’écrivain,
pour le donner à lire aux autres, et pas seulement pour ma mère, mon frère et
mes cousines. Et c’est une terrible responsabilité d’essayer de faire partager
aux autres un moment aussi intense, des souvenirs aussi forts. On se dit :
« Est-ce que je ne vais pas les amoindrir en les écrivant ? » Je
crois que c’est ça qui me retenait de le faire.
— Le voyage en bateau était-il une transition nécessaire avant d’aborder
sur une terre nouvelle ?
— Oui. Au début, je voulais
écrire seulement sur ce qui s’était passé dans le bateau, parce que ça avait eu
une importance extrême du fait que c’était un lieu en suspens, un lieu entre
deux mondes, et que c’était lié pour moi au désir d’écrire. À partir de là, je
pouvais difficilement m’imaginer écrivant ailleurs que dans une cabine de
bateau. Malheureusement, je n’ai plus jamais repris de bateau. Vous savez, les
bateaux n’existent plus. Mais, comme toujours quand j’écris, j’ai été débordé
par le roman lui-même et j’ai eu envie de parler de ce qui avait eu le plus d’importance
psychologiquement : le séjour africain, la rencontre avec le père... J’ai
eu envie de bâtir le roman sur des détails que, pour la plus grande part, j’avais
vécus, mais qui permettaient le fonctionnement d’un imaginaire plus vaste. Ce n’était
pas le monde clos d’un bateau.
— Il est très difficile de parler de ce livre en le dissociant de
votre biographie. Parce qu’à partir de cette découverte d’une vie plus sauvage
que fait Fintan, et que vous avez dû faire, on comprend mieux pourquoi, par
exemple, vous avez voulu vous sentir plus proche des Indiens...
— Oui, tout à fait. Mais c’est
en écrivant que je m’en suis rendu compte parce que, tant que je n’avais pas
écrit ce livre, je ne comprenais pas très bien pourquoi j’étais mal à l’aise
dans le monde industriel. Je ne voyais pas de raison d’être mal à l’aise parce
que je ne souffre pas du monde industriel à ce point-là. Je ne suis pas une
victime du monde industriel comme pourrait l’être un travailleur immigré qui,
lui, vit ça très durement. Mais j’ai retrouvé des sensations très fortes que j’avais
sûrement oubliées, des sensations banales et en même temps élémentaires, comme
celle de marcher pieds nus, ou celle d’enlever ses vêtements quand il pleut, ou
au contraire la morsure des insectes, la chaleur, regarder le sol craquer sous
la chaleur, toutes celles que j’ai reçues à ce moment-là et que je n’ai
vraiment retrouvées qu’en écrivant ce livre. J’ai retrouvé la source...
— Au début du Procès-verbal,
votre premier roman, vous disiez que votre ambition était d’écrire des
histoires. Vous y êtes complètement arrivé, non ?
— Oui. En fin de compte, la
littérature de pure contemplation ne me satisfait pas. Ce qui serait
satisfaisant, ce serait la poésie. Mais je ne me sens pas du tout au niveau. La
poésie est à un niveau de communication où les mots, justement, ont une valeur
inouïe, où pratiquement chaque mot est une révélation. Très peu de poètes
donnent cette impression mais on en rencontre.
— Mais quand vous décrivez le fleuve, par exemple, quand Fintan
raconte la manière dont il voit le fleuve, cette lourdeur, cette présence, le
fait que ça s’inscrive dans sa mémoire presque avant qu’il l’ait vu, est-ce que
ce n’est pas de la poésie ?
— Peut-être. C’est lui qui fait
de la poésie, alors. Oui, ça a l’air paradoxal : les personnages sont
parfois des poètes. Mais les romanciers ne sont pas des poètes, c’est évident.
Une infirmité les empêche d’être poètes. Je ne sais pas comment qualifier cette
infirmité. Il leur manque les ailes, d’une certaine façon. Mais ils sont
capables de poésie parce qu’ils sont capables de créer des personnages, ou de
suivre, de faire apparaître des personnages qui ont des ailes. Il y a beaucoup
de romans où on voit cela.
— Vos trois personnages principaux sont tous habités par des rêves. Et
ces rêves s’articulent mal entre eux...
— Oui. Mais Fintan est celui
qui ne rêve pas. Il ne rêve pas parce que, quand on lui parle de son père, il a
peur de le rencontrer. Il ne rêve pas de l’Afrique parce que ça ne veut rien
dire pour lui, il ne rêve même pas du bateau...
— Il ne rêve que de l’histoire qu’il va écrire...
— L’écriture est pour lui un
moyen d’échapper à l’emprise du réel, mais ce n’est pas forcément pour autant
un rêve. C’est une déviation par rapport au réel. Fintan est peut-être en effet
le seul qui ne rêve pas parce qu’il a le regard des enfants. Le regard des
enfants est dépouillé de rêve, ils voient avec un regard lisse et acéré à la
fois. Mais là, en effet, les adultes rêvent, même ceux qui font la colonie
anglaise rêvent, ils rêvent d’une suprématie anglaise, d’un ordre qui n’existe
pas.
— Et c’est cela qui déçoit profondément Maou. Elle ne comprend pas !
— Elle attend autre chose de l’Afrique.
Tandis que Fintan est le seul qui n’attend rien de l’Afrique, et le seul
peut-être qui en reçoit quelque chose. Il reçoit la richesse sensorielle de l’Afrique,
la communication, au-delà des mots, qu’il a avec Bony, son camarade noir avec
lequel il court.
— Il reçoit aussi quelques leçons...
— Oui, et il reçoit aussi l’impression
qui le hante par la suite, celle du fleuve.
— Un peu obsessionnelle ?
— Oui, obsessionnelle. C’était
un peu comme le bruit de la mer pour moi. J’étais hanté par le bruit de la mer
et, en Afrique, je ne vivais pas du tout au bord d’un fleuve. Nous vivions dans
ce qu’on appelle la brousse. Mais je suis né à Nice, j’ai grandi près de la mer
et, par la suite, je suis allé très souvent en Bretagne. La présence de la mer
m’est indispensable et peut me manquer très fortement. Et j’ai imaginé ce
personnage de Fintan grandissant, gardant en lui cette présence du fleuve et l’emportant
partout. Cela devient en quelque sorte son identité.
— Une chose tranche avec la plupart de vos livres, c’est qu’il est ici
question de sexualité. S’agit-il d’un élément de la découverte que fait Fintan
de lui-même et de la nature ?
— Je pense que ce qui frappe
très fortement un enfant dans les premières années de sa vie, c’est l’entrée
dans un monde sexué, c’est le fait d’exister sexuellement. Par la suite, ce n’est
plus du tout frappant, c’est un jeu social, c’est un appétit et non plus la
découverte d’une dimension. Mais l’Afrique, de ce point de vue, a dû être
fondamentale pour moi.
— Oya, la jeune Africaine, est une espèce de femme-plante...
— Il y a d’abord la nudité par
laquelle j’ai été très frappé. Voir des femmes nues, c’était étonnant. On
venait d’une époque où les femmes étaient très habillées. Et il y avait ce côté
très strict de l’après-guerre. Alors, c’est la découverte d’une dimension très
naturelle du monde dans lequel les femmes peuvent apparaître en effet à un
enfant comme une plante, à la fois fascinante et un peu vénéneuse.
— Vous terminez le roman par le regard que Fintan jette, vingt ans
après, sur ce qu’il a connu, parce que l’actualité lui rappelle évidemment le
pays où il a vécu.
— C’est plus fort que l’actualité.
Je parle toujours de moi parce que là, en effet, c’est un livre assez
autobiographique. Lorsque ces souvenirs se sont réveillés pour la première fois
– je ne dirais pas que j’avais oublié mais c’était en quelque sorte en sourdine
–, c’est au moment où il y a eu la guerre du Biafra. J’ai découvert, mais j’ai
mis un certain temps à le comprendre, que le Biafra dont on parlait, c’était
là, c’était l’endroit où j’avais vécu. Je n’habitais pas Onitsha, j’habitais
Ogoja, un petit bourg tout à fait au nord-est du Nigéria, près du Cameroun, et,
un jour, j’ai vu dans les journaux que les troupes fédérales avaient bombardé
Ogoja et y étaient entrées. Pour moi, Ogoja, c’était quelques cases, des gens
en train de vivre et de préparer leur nourriture tous les jours, les champs
dans lesquels je courais, les enfants avec qui j’avais joué, donc l’équivalent
de Bony, et les courses à travers la savane. Et, tout à coup, on me disait :
là, les troupes sont entrées après avoir bombardé pendant... je crois que le
bombardement a duré un mois. On a assiégé Ogoja, on est entré dans Ogoja et ça,
ça m’a boulerversé.
— Donc c’était quand même l’actualité qui réveillait tout...
— Oui, l’actualisation, le fait
de revenir sur quelque chose de très ancien et de lui donner une forme
différente. Et le fait que ce soit une guerre impliquant la destruction d’un
monde qui était dans ma mémoire très loin de toute guerre, très loin de toute
actualité, justement, qui se situait presque dans une dimension mythique, le
transformait en un endroit où l’on mourait simplement à cause de champs
pétrolifères et parce que les nations occidentales avaient armé les uns et les
autres.
— Cela nous rapproche tragiquement de choses encore bien plus
récentes...
— Oui, j’ai écrit cela et,
juste au moment où je venais de terminer, il y a eu la guerre du Golfe. J’ai eu
l’impression qu’il y avait, par une espèce de fatalité, un enchaînement...
— Comment vous sentiez-vous après avoir écrit ce livre ? Soulagé ?
— Je n’ai pas vraiment eu un
soulagement, j’ai eu l’impression d’une dépression très grande, de me dire :
« Ça y est, c’est fini. Ça y est, je l’ai fait », avec un peu de
regret. Je me suis dit : « Je n’aurais peut-être pas dû, j’aurais
peut-être dû garder ça pour moi et attendre, ou l’écrire pendant plus
longtemps. » Mais le romancier consomme – c’est pour cela que je dis qu’il
n’est pas poète. Un poète, ça ne consomme pas. Un romancier, ça consomme les
autres, vous par exemple, ça consomme les conversations de café, ça consomme
les voyages, ça consomme les souvenirs...
— Et maintenant, cette déception s’est-elle apaisée ?
— Oui, ça s’est beaucoup
apaisé. Les souvenirs des romans, c’est comme les souvenirs de la vie, ça se
déforme. Et je vois apparaître ce que j’ai aimé écrire, la chaleur, la lumière
du soleil, les termitières debout dans la savane, le sentiment parfois d’un tel
silence que je pouvais entendre le bruit de mon corps, le bruit de mon sang. Ce
sont des impressions que je n’avais pas retrouvées depuis et que, grâce au
livre, je peux retrouver, et qui ont été non pas arrêtées mais intensifiées, un
peu électrisées par le livre. Là, je me sens mieux. Mais, en tant que
romancier, je ressens l’infirmité de la poésie. Parfois je me dis : « Quel
dommage, il y a si peu de poètes et tellement de romanciers ! »