mercredi 30 avril 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (15)


La conversion

Il est très à la mode en ce moment de se convertir. Peut-être cela ne durera-t-il pas très longtemps, mais enfin c’est un fait : pour réussir à l’heure actuelle, il faut se convertir au catholicisme. C’est bien porté. On s’arrache les écrivains catholiques dans les salons.
Donc si le hasard vous a fait naître israélite, dépêchez-vous de déclarer que vous avez entendu des voix et que vous voulez entrer à La Trappe. On dit ça, on le fait rarement. On se contente d’aller à la messe, ou de dire qu’on y va, c’est la même chose.
Mais fuyons ces questions épineuses. Vous pouvez, sans être né israélite, être simplement libre penseur. Très mauvais ! très mauvais ! Ce n’est pas distingué ! Vite ! Convertissez-vous ! Affirmez que la grâce (pas celle de Lucien Rolmear !) vient de vous toucher et que vous abjurez vos erreurs.
Moyennant quoi, vous serez considéré comme un bon écrivain français et vous serez reçu partout, M. de Pomairols vous fera même obtenir un prix de littérature spiritualiste. Il est vrai que pour cela il faudrait avoir écrit une œuvre.
Baste ! Faites une petite enquête littéraire sur le sujet suivant : un bon écrivain français doit-il se servir, pour écrire, de plumes d’oie provenant d’oies germaniques ? Vous êtes certain du succès.


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mardi 29 avril 2014

Le Clézio à La Réunion et dans ma vie

Hier soir, tard, je tombe sur un tweet de Laurent Margantin qui, à La Réunion, annonce: "Demain matin l'irai écouter Le Clézio, suffira de traverser le boulevard Jaurès à côté..." Nous bavardons brièvement, comme on peut le faire à coup de 140 signes sur Twitter, je lui dis mes regrets de ne pas voir l'écrivain faire un saut vers l'ouest, jusqu'à Madagascar. De son côté, Laurent Margantin précise: "grand moment pour moi, fortes lectures lycéen-étudiant du Chercheur d'or, Haï, Le rêve mexicain..."
Je dois avoir quelques années de plus que mon correspondant d'un soir puisque, quand Le chercheur d'or est paru en 1985, je baignais depuis longtemps dans l'oeuvre du futur Prix Nobel de littérature et j'intriguais (honnêtement, avec la complicité d'une attachée de presse chez Gallimard) pour le rencontrer. Le premier entretien aura lieu l'année suivante, à la publication de Voyage à Rodrigues, et j'ai dû raconter quelque part, déjà, comment cela m'avait amener à écrire régulièrement, pendant une dizaine d'années, dans le Magazine littéraire.
Mais je remonte le temps et je me retrouve dans la petite bibliothèque publique de mon village, un millier de livres à tout casser, une sélection faite un peu n'importe comment semble-t-il dans le rayon littérature que j'épuisais au fil de mes visites hebdomadaires. C'est là qu'un heureux hasard (ou plutôt un Prix Renaudot qui avait dû provoquer l'achat) avait mis à ma disposition Le procès-verbal. Je ne sais plus en quelle année je l'ai lu, approximativement en 1969 - à un an près. Imaginez un adolescent avide et à la limite de la frustration, pressentant que la littérature allait lui ouvrir de larges horizons, mais totalement ignorant des chemins à prendre pour découvrir ces territoires excitants et encore inconnus. Cela tombait bien, le nom de la collection à laquelle appartenait Le procès-verbal était "Le Chemin". Cette lecture fut un choc. Plus qu'un choc, un séisme. Adam Pollo était mon frère et Le Clézio, trop jeune pour être mon père était... je ne sais pas... mon cousin?
J'allais en tout cas me plonger dans ses livres, les cherchant partout, les trouvant ici ou là. Je me souviens d'avoir acheté La guerre à Mons, à l'occasion d'une braderie, la couverture marquée au feutre bleu, en traits épais, d'un "40" indiquant le prix (en francs belges).
Un peu plus tard, j'avais découvert, mon exploration n'ayant plus de limites, la qualité des Editions Fata Morgana. Et que Le Clézio y avait publié Mydriase. Ce texte vient de reparaître au Mercure de France, suivi de Vers les icebergs, en même temps que sortait Tempête chez Gallimard. J'ai donc lu Tempête et relu Mydriase, pour un article paru dans Le Soir.
Hier (aussi - la journée était décidément placée sous le signe de Le Clézio), l'attachée de presse du Mercure m'envoyait un message dans lequel elle me remerciait d'avoir parlé de Mydriase. J'avais été, disait-elle, "quasiment un des seuls journalistes à l'avoir fait!" Mais j'avais peut-être été aussi, lui racontai-je en réponse, "le seul (ou un des rares) à avoir acheté ces textes dans leur édition originale - chez un petit libraire acariâtre de Bruxelles, dont l'essentiel du fonds était dans son grenier, inaccessible mais d'une qualité exceptionnelle."
Le Clézio... Je pourrais écrire des pages et des pages sur la manière dont ses livres m'ont offert un supplément de vie - et continuent de le faire. Je vais me contenter, en guise de remerciement pour celles et ceux qui ont lu cette note jusqu'ici, de vous offrir l'entretien que j'ai eu avec lui plus tard, en 1991, pour parler d'Onitsha.

Pour la première fois depuis Le chercheur d’or, Le Clézio revient au roman. Et de quelle manière ! Puisant dans son enfance le point de départ d’un de ses plus beaux livres, il nous emmène dans un voyage initiatique vers l’Afrique, à la recherche du père et d’un contact plus direct avec la nature. Le garçon de douze ans, Fintan, qui part avec sa mère, Maou, ne sera jamais plus pareil après son séjour africain. Celui-ci est une seconde naissance qui le fera appartenir à cette terre de toutes les découvertes. Comme son père Geoffroy qui poursuit là-bas un rêve inaccessible, Fintan pose les fondations de la route à suivre dans l’avenir. Et le lecteur, avec ses yeux, sort transformé d’une aventure d’autant plus marquante qu’elle est portée par une langue belle et classique au rythme sourd de laquelle on adhère immédiatement.

— Ce livre donne l’impression d’avoir été porté longtemps...
— Oui. En fait, je l’avais commencé il y a quarante-deux ans. J’avais écrit un livre qui s’appelait Un long voyage...
— C’est le livre que Fintan écrit dans le bateau ?
— C’est cela, oui. Donc, j’avais écrit ce livre dans le bonheur, d’abord, de découvrir ce que c’était d’écrire. J’avais sept, huit ans, j’avais voulu écrire des petites choses comme tous les enfants. Mais là, tout à coup, je découvrais ce pouvoir extraordinaire. Je crois que c’est mon souvenir le plus frappant de cette époque. J’étais en bateau, donc j’allais en Afrique, ça c’est anecdotique. J’étais en suspens entre deux mondes, un peu inquiet parce que j’allais retrouver mon père. Je ne le connaissais pas...
— Que veut dire, dans ces conditions-là, le mot « père » ?
— Je crois que c’était surtout quelqu’un qui envoyait des paquets par la poste. Tout de suite après la guerre, il a envoyé des choses sucrées, des pâtes de goyave.
— Sommes-nous dans le roman ou dans vos souvenirs, pour l’instant ?
— Là, je parle de mon père, mais ça revient un peu au même parce que c’est pour vous dire qu’écrire, dans ce contexte-là, était une découverte fabuleuse, la possibilité d’avoir un cahier, de le remplir avec des mots et que ça devienne un livre, un roman. Le personnage vivait ce voyage que j’étais en train de vivre et il y avait une longue description d’un bateau tout à fait fantaisiste. J’avais besoin d’inventer, d’ajouter des choses, des personnages. Et, quarante-deux ans après, j’ai eu l’impression de faire la même chose, de continuer quelque chose que j’avais interrompu pendant très longtemps. C’était un raccourci du temps.
— Pourquoi cette interruption avait-elle été si longue ?
— Je n’osais pas l’écrire, j’en avais envie mais je n’osais pas. Si je le faisais, ce devait être en tant qu’écrivain, pour le donner à lire aux autres, et pas seulement pour ma mère, mon frère et mes cousines. Et c’est une terrible responsabilité d’essayer de faire partager aux autres un moment aussi intense, des souvenirs aussi forts. On se dit : « Est-ce que je ne vais pas les amoindrir en les écrivant ? » Je crois que c’est ça qui me retenait de le faire.
— Le voyage en bateau était-il une transition nécessaire avant d’aborder sur une terre nouvelle ?
— Oui. Au début, je voulais écrire seulement sur ce qui s’était passé dans le bateau, parce que ça avait eu une importance extrême du fait que c’était un lieu en suspens, un lieu entre deux mondes, et que c’était lié pour moi au désir d’écrire. À partir de là, je pouvais difficilement m’imaginer écrivant ailleurs que dans une cabine de bateau. Malheureusement, je n’ai plus jamais repris de bateau. Vous savez, les bateaux n’existent plus. Mais, comme toujours quand j’écris, j’ai été débordé par le roman lui-même et j’ai eu envie de parler de ce qui avait eu le plus d’importance psychologiquement : le séjour africain, la rencontre avec le père... J’ai eu envie de bâtir le roman sur des détails que, pour la plus grande part, j’avais vécus, mais qui permettaient le fonctionnement d’un imaginaire plus vaste. Ce n’était pas le monde clos d’un bateau.
— Il est très difficile de parler de ce livre en le dissociant de votre biographie. Parce qu’à partir de cette découverte d’une vie plus sauvage que fait Fintan, et que vous avez dû faire, on comprend mieux pourquoi, par exemple, vous avez voulu vous sentir plus proche des Indiens...
— Oui, tout à fait. Mais c’est en écrivant que je m’en suis rendu compte parce que, tant que je n’avais pas écrit ce livre, je ne comprenais pas très bien pourquoi j’étais mal à l’aise dans le monde industriel. Je ne voyais pas de raison d’être mal à l’aise parce que je ne souffre pas du monde industriel à ce point-là. Je ne suis pas une victime du monde industriel comme pourrait l’être un travailleur immigré qui, lui, vit ça très durement. Mais j’ai retrouvé des sensations très fortes que j’avais sûrement oubliées, des sensations banales et en même temps élémentaires, comme celle de marcher pieds nus, ou celle d’enlever ses vêtements quand il pleut, ou au contraire la morsure des insectes, la chaleur, regarder le sol craquer sous la chaleur, toutes celles que j’ai reçues à ce moment-là et que je n’ai vraiment retrouvées qu’en écrivant ce livre. J’ai retrouvé la source...
— Au début du Procès-verbal, votre premier roman, vous disiez que votre ambition était d’écrire des histoires. Vous y êtes complètement arrivé, non ?
— Oui. En fin de compte, la littérature de pure contemplation ne me satisfait pas. Ce qui serait satisfaisant, ce serait la poésie. Mais je ne me sens pas du tout au niveau. La poésie est à un niveau de communication où les mots, justement, ont une valeur inouïe, où pratiquement chaque mot est une révélation. Très peu de poètes donnent cette impression mais on en rencontre.
— Mais quand vous décrivez le fleuve, par exemple, quand Fintan raconte la manière dont il voit le fleuve, cette lourdeur, cette présence, le fait que ça s’inscrive dans sa mémoire presque avant qu’il l’ait vu, est-ce que ce n’est pas de la poésie ?
— Peut-être. C’est lui qui fait de la poésie, alors. Oui, ça a l’air paradoxal : les personnages sont parfois des poètes. Mais les romanciers ne sont pas des poètes, c’est évident. Une infirmité les empêche d’être poètes. Je ne sais pas comment qualifier cette infirmité. Il leur manque les ailes, d’une certaine façon. Mais ils sont capables de poésie parce qu’ils sont capables de créer des personnages, ou de suivre, de faire apparaître des personnages qui ont des ailes. Il y a beaucoup de romans où on voit cela.
— Vos trois personnages principaux sont tous habités par des rêves. Et ces rêves s’articulent mal entre eux...
— Oui. Mais Fintan est celui qui ne rêve pas. Il ne rêve pas parce que, quand on lui parle de son père, il a peur de le rencontrer. Il ne rêve pas de l’Afrique parce que ça ne veut rien dire pour lui, il ne rêve même pas du bateau...
— Il ne rêve que de l’histoire qu’il va écrire...
— L’écriture est pour lui un moyen d’échapper à l’emprise du réel, mais ce n’est pas forcément pour autant un rêve. C’est une déviation par rapport au réel. Fintan est peut-être en effet le seul qui ne rêve pas parce qu’il a le regard des enfants. Le regard des enfants est dépouillé de rêve, ils voient avec un regard lisse et acéré à la fois. Mais là, en effet, les adultes rêvent, même ceux qui font la colonie anglaise rêvent, ils rêvent d’une suprématie anglaise, d’un ordre qui n’existe pas.
— Et c’est cela qui déçoit profondément Maou. Elle ne comprend pas !
— Elle attend autre chose de l’Afrique. Tandis que Fintan est le seul qui n’attend rien de l’Afrique, et le seul peut-être qui en reçoit quelque chose. Il reçoit la richesse sensorielle de l’Afrique, la communication, au-delà des mots, qu’il a avec Bony, son camarade noir avec lequel il court.
— Il reçoit aussi quelques leçons...
— Oui, et il reçoit aussi l’impression qui le hante par la suite, celle du fleuve.
— Un peu obsessionnelle ?
— Oui, obsessionnelle. C’était un peu comme le bruit de la mer pour moi. J’étais hanté par le bruit de la mer et, en Afrique, je ne vivais pas du tout au bord d’un fleuve. Nous vivions dans ce qu’on appelle la brousse. Mais je suis né à Nice, j’ai grandi près de la mer et, par la suite, je suis allé très souvent en Bretagne. La présence de la mer m’est indispensable et peut me manquer très fortement. Et j’ai imaginé ce personnage de Fintan grandissant, gardant en lui cette présence du fleuve et l’emportant partout. Cela devient en quelque sorte son identité.
— Une chose tranche avec la plupart de vos livres, c’est qu’il est ici question de sexualité. S’agit-il d’un élément de la découverte que fait Fintan de lui-même et de la nature ?
— Je pense que ce qui frappe très fortement un enfant dans les premières années de sa vie, c’est l’entrée dans un monde sexué, c’est le fait d’exister sexuellement. Par la suite, ce n’est plus du tout frappant, c’est un jeu social, c’est un appétit et non plus la découverte d’une dimension. Mais l’Afrique, de ce point de vue, a dû être fondamentale pour moi.
— Oya, la jeune Africaine, est une espèce de femme-plante...
— Il y a d’abord la nudité par laquelle j’ai été très frappé. Voir des femmes nues, c’était étonnant. On venait d’une époque où les femmes étaient très habillées. Et il y avait ce côté très strict de l’après-guerre. Alors, c’est la découverte d’une dimension très naturelle du monde dans lequel les femmes peuvent apparaître en effet à un enfant comme une plante, à la fois fascinante et un peu vénéneuse.
— Vous terminez le roman par le regard que Fintan jette, vingt ans après, sur ce qu’il a connu, parce que l’actualité lui rappelle évidemment le pays où il a vécu.
— C’est plus fort que l’actualité. Je parle toujours de moi parce que là, en effet, c’est un livre assez autobiographique. Lorsque ces souvenirs se sont réveillés pour la première fois – je ne dirais pas que j’avais oublié mais c’était en quelque sorte en sourdine –, c’est au moment où il y a eu la guerre du Biafra. J’ai découvert, mais j’ai mis un certain temps à le comprendre, que le Biafra dont on parlait, c’était là, c’était l’endroit où j’avais vécu. Je n’habitais pas Onitsha, j’habitais Ogoja, un petit bourg tout à fait au nord-est du Nigéria, près du Cameroun, et, un jour, j’ai vu dans les journaux que les troupes fédérales avaient bombardé Ogoja et y étaient entrées. Pour moi, Ogoja, c’était quelques cases, des gens en train de vivre et de préparer leur nourriture tous les jours, les champs dans lesquels je courais, les enfants avec qui j’avais joué, donc l’équivalent de Bony, et les courses à travers la savane. Et, tout à coup, on me disait : là, les troupes sont entrées après avoir bombardé pendant... je crois que le bombardement a duré un mois. On a assiégé Ogoja, on est entré dans Ogoja et ça, ça m’a boulerversé.
— Donc c’était quand même l’actualité qui réveillait tout...
— Oui, l’actualisation, le fait de revenir sur quelque chose de très ancien et de lui donner une forme différente. Et le fait que ce soit une guerre impliquant la destruction d’un monde qui était dans ma mémoire très loin de toute guerre, très loin de toute actualité, justement, qui se situait presque dans une dimension mythique, le transformait en un endroit où l’on mourait simplement à cause de champs pétrolifères et parce que les nations occidentales avaient armé les uns et les autres.
— Cela nous rapproche tragiquement de choses encore bien plus récentes...
— Oui, j’ai écrit cela et, juste au moment où je venais de terminer, il y a eu la guerre du Golfe. J’ai eu l’impression qu’il y avait, par une espèce de fatalité, un enchaînement...
— Comment vous sentiez-vous après avoir écrit ce livre ? Soulagé ?
— Je n’ai pas vraiment eu un soulagement, j’ai eu l’impression d’une dépression très grande, de me dire : « Ça y est, c’est fini. Ça y est, je l’ai fait », avec un peu de regret. Je me suis dit : « Je n’aurais peut-être pas dû, j’aurais peut-être dû garder ça pour moi et attendre, ou l’écrire pendant plus longtemps. » Mais le romancier consomme – c’est pour cela que je dis qu’il n’est pas poète. Un poète, ça ne consomme pas. Un romancier, ça consomme les autres, vous par exemple, ça consomme les conversations de café, ça consomme les voyages, ça consomme les souvenirs...
— Et maintenant, cette déception s’est-elle apaisée ?
— Oui, ça s’est beaucoup apaisé. Les souvenirs des romans, c’est comme les souvenirs de la vie, ça se déforme. Et je vois apparaître ce que j’ai aimé écrire, la chaleur, la lumière du soleil, les termitières debout dans la savane, le sentiment parfois d’un tel silence que je pouvais entendre le bruit de mon corps, le bruit de mon sang. Ce sont des impressions que je n’avais pas retrouvées depuis et que, grâce au livre, je peux retrouver, et qui ont été non pas arrêtées mais intensifiées, un peu électrisées par le livre. Là, je me sens mieux. Mais, en tant que romancier, je ressens l’infirmité de la poésie. Parfois je me dis : « Quel dommage, il y a si peu de poètes et tellement de romanciers ! »

lundi 28 avril 2014

Lire sur smartphone (mais pas que)

Chère cousine,

Non, je ne t'oublie pas, même si je ne t'ai pas donné de nouvelles depuis un certain temps. Mais je me suis absenté trois jours (et demi), et le rythme de mes activités, déjà soutenu en temps normal, s'en est trouvé encore accéléré depuis le retour.
J'ai pour l'instant, à côté de moi, et en cours de lecture:
Deux livres au format de poche reçus par la poste, en Folio (Les désarçonnés, de Pascal Quignard) et en Rivages poche qui accueille maintenant des écrivains de langue française (So Long, Luise, de Céline Minard, un roman auquel je n'ai pas du tout accroché quand il est paru, mais que je dois relire jusqu'au bout pour savoir si je reste sur cette impression ou si, à la lumière du dernier roman de cette écrivaine, que j'ai aimé, il n'est pas nécessaire de réévaluer mon avis).
Un énorme roman d'Anne-Marie Garat, Dans la main du diable (Actes Sud), paru en 2006, emprunté à la médiathèque de l'Institut français de Madagascar pour un travail d'anthologie que je construis patiemment autour de la Grande Guerre.
Ma liseuse, dans laquelle deux livres, reçus par courriel sous forme de fichiers, sont ouverts: Ceux du Nord-Ouest, de Zadie Smith (Gallimard) et Le dernier tigre rouge, de Jérémie Guez (10/18), l'un au format ePub, l'autre en PDF.
Mon smartphone, sur lequel j'ai presque fini de lire Quand les colombes disparurent, de Sofi Oksanen, qui ressort au Livre de poche, et qui appartient à ma bibliothèque personnelle au format ePub.
Car, oui, après une longue période de résistance à la sophistication d'appareils téléphoniques dont je ne voyais pas à quoi ils pouvaient servir - sinon à téléphoner, justement, ce qui me préservait de la tentation d'achats coûteux -, j'ai craqué. Moi qui disais: je n'achèterai de smartphone que le jour où il fera mon café, je suis depuis quelques mois propriétaire d'un de ces engins.
En revanche, je lis sur ce smartphone. Après une expérience non concluante avec une tablette - un mauvais achat très bas de gamme, écran en plastique très rapidement rayé malgré un usage prudent, mémoire insuffisante, et je passe d'autres détails -, je suis convaincu par la lecture sur smartphone.
Bien sûr, elle ne se conçoit qu'au format ePub, tant à l'évidence le PDF n'est pas adapté à ce petit écran. Bien sûr, les pages sont petites. mais les caractères sont adaptés à diverses situations, l'écran rétroéclairé permet un confort satisfaisant même quand la lumière est faible. A condition de choisir le logiciel idéal. Aldiko n'est pas désagréable mais j'ai vraiment trouvé mon bonheur le jour où j'ai installé Moon+ Reader. La quantité et la finesse des réglages sont telles que l'affichage me convient parfaitement. Quand je suis en ville pour quelques heures, ma lecture tient dans la poche - quand je suis absent plusieurs jours, en revanche, la liseuse m'accompagne aussi.
Ceci dit, mon smartphone ne fait toujours pas le café.
Et, comme je te le disais plus haut, je n'ai pas abandonné le papier.
Et toi, chère cousine, sur quel(s) support(s) lis-tu?
Je t'embrasse,
ton cousin


dimanche 27 avril 2014

Livres, libraires, écrivains

Je voulais écrire cette note de blog hier samedi, jour de la Fête de la librairie à laquelle 450 librairies indépendantes participent depuis quinze ans. La veille, j'étais passé à une Foire du livre qui se tenait à Antananarivo. Mercredi, c'était la Journée mondiale du livre. Toute la semaine était donc placée sous le signe d'une présence appuyée de ce qui est pour moi un compagnon de chaque jour, le livre.
Mais, hier, je me trouvais confronté au concept sur lequel repose le livre offert cette année par les libraires participant à l'opération. Un livre peut en cacher un autre, créé par Christian Lacroix avec la complicité de vingt-trois écrivains (le lien envoie vers la page où vous pouvez le trouver), repose en effet sur l'ordre alphabétique selon lequel les ouvrages sont souvent rangés dans les librairies - un auteur à côté d'un autre, mais lequel? et y a-t-il une autre proximité que le hasard du nom?
L'alphabet, une employée du dispensaire où je me trouvais hier (pour un bobo sans importance) se battait avec lui afin de sortir ma fiche. Je ne sais pas qui sont les patients dont les fiches enserraient la mienne, mais le problème semblait complexe.
L'alphabet qui est, écrit Marie-Rose Guarniéri en préface d'Un livre peut en cacher un autre, "la première compétence qu'on sollicite de tous les libraires lorsqu'ils débutent. Comme en musique avec les gammes, nous devons pouvoir jouer avec notre «fameux» ordre alphabétique intégral. La première habileté du libraire est de classer avec dextérité chaque livre dans sa rubrique par ordre alphabétique."
Je vous signale donc aujourd'hui que la fête est finie. Finie? Heureusement, pas vraiment: les libraires sont là toute l'année, malgré la précarité, parfois, de leur survie (je vous renvoie, à propos des librairies indépendantes belges, à la note de blog très documentée qu'a publiée cette semaine Lucie Cauwe: L5 quiète pour la librairie indépendante belge).
Donc, il n'est pas trop tard pour découvrir comment se sentent, dans les rayons des librairies, Stéphane Audeguy, Pierre Bergounioux, Éric Chevillard, Patrick Declerck, Philippe Forest, Anne-Marie Garat, Jean Imbeault, Jacques Jouet, Maylis de Kerangal, Cécile Ladjali, Céline Minard, Lorette Nobécourt, Véronique Ovaldé, Pierre Pachet, Nathalie Quintane, Yves Ravey, Michel Schneider, Lyonel Trouillot, Antoine Volodine, Cécile Wasjbrot, Claude Burgelin (lettre X), Nina Yargekov et Valérie Zenatti. C'est savoureux.


mercredi 23 avril 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (14)


Les banquets

L’aspirant-écrivain doit avoir bon estomac et pouvoir se rendre à tous les banquets, déjeuners ou simples dîners littéraires. C’est là que ses talents d’arriviste s’exerceront avec profit.
Il aura bien soin de se faire placer à côté d’un critique influent, d’un courriériste grognon, ou bien d’un directeur littéraire de quotidien. Pendant le repas, il sera éblouissant de verve, racontera des anecdotes sur les ennemis de ses voisins (se renseigner à l’avance), qu’il ne craigne pas de flatter ceux qu’il veut apprivoiser. Il devra naturellement les appeler « Maître ! » et être en mesure de réciter des fragments de leurs œuvres, tout au moins apprendra-t-il par cœur la liste complète desdites œuvres.
Les banquets littéraires ont cela de bon que les plus farouches critiques y perdent toujours un peu de leur indépendance. Ceux qui sont assez stupides pour s’y rendre sont, règle générale, savamment cuisinés par les roublards.
Comment voulez-vous, par exemple, qu’un courriériste littéraire, qui a l’habitude d’être très rosse vis-à-vis des écrivains qu’il juge, ne puisse ne pas être indulgent pour vous désormais, si vous avez vidé en sa compagnie de nombreuses chopes et si vous lui avez tapé cordialement sur le ventre, au bout de dix minutes de conversation ?


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mardi 22 avril 2014

Jordi Soler écrit «à l’oreille»

Dernier volet d’une trilogie romanesque ouverte dans Les exilés de la mémoire et poursuivie avec La dernière heure du dernier jour, La fête de l’ours puise une nouvelle fois dans l’histoire familiale de Jordi Soler, pour mieux nous embarquer dans une fiction qu’on goûtera même sans avoir lu les deux livres précédents.
Comme il l’explique ci-dessous, c’est en romancier et non en mémorialiste qu’il se saisit de l’anecdote et du cadre historique, même si le narrateur s’appelle Jordi Soler.
Celui-ci, après une causerie à Argelès-sur-Mer, est abordé par une femme qui, sans un mot, lui donne une photo et une lettre. Il oublie qu’il a glissé les documents dans sa poche et, quand il y repense, il découvre sur le cliché Martí, son arrière-grand-père, Arcadi, son grand-père, et Oriol, son grand-oncle. La photo est datée de 1937, sur le Front d’Aragon, en pleine guerre civile espagnole. Selon la légende familiale entretenue par Arcadi, Oriol a disparu en 1939 dans les Pyrénées, alors qu’il tentait de franchir la frontière. La présence de cette photo en France, en 2007, surprend. La lettre, encore bien davantage. Un certain Novembre Mestre lui écrit pour contester avec vigueur la mort d’Oriol telle qu’Arcadi l’a racontée, telle aussi que Jordi l’a transcrite dans un livre : le fugitif a survécu, explique Novembre qui fut son sauveteur dans la montagne.
Coupable de l’avoir tué prématurément dans son livre, Jordi ne tarde pas à repartir vers les Pyrénées à la rencontre de ce Novembre qui, peut-être, lui dévoilera la vérité sur la vie d’Oriol, de 1939 à sa véritable mort.
Alors commence, pour le narrateur, un voyage dans le temps et dans l’espace qui lui réserve bien des surprises. Pas toujours agréables. Car au fond, la légende d’Oriol, si elle niait involontairement toutes les années postérieures à 1939, était confortable. Tandis que les doutes sur la suite s’accumulent, pour la reconstitution d’un portrait bien différent.
La fête de l’ours, roman où on rencontrera une authentique fête de l’ours, suit un chemin aussi tortueux que les sentiers des Pyrénées sur lesquels Oriol a tracé les premières lignes de son destin encore inconnu de Jordi Soler. Celui-ci épouse successivement les certitudes et les interrogations, jusqu’aux révélations les plus pénibles. Jusqu’à, aussi, un final chargé à parts égales de réalisme et de symbolisme. Après lequel on sera aussi soulagé que déçu d’avoir à tourner la dernière page.
Vous utilisez de longues phrases. Pourquoi ?
C’est lié à la musique. J’écris à l’oreille. J’aime à penser que mes lecteurs, en lisant un de mes romans, se sentent invités à lire à haute voix. C’est probablement parce que je suis d’abord poète : j’écris un poème chaque matin. Pour la dimension sonore de mes romans, j’écris toujours avec une sorte de bande-son. Au cours de l’écriture d’un roman, j’écoute un CD qui me met en harmonie avec l’histoire que j’écris. Pour La fête de l’ours, j’écoutais en boucle la Messe de Salzbourg, de Franz Biber. J’ai l’impression que la musique ressemble à la littérature : il y a une ligne d’argumentation, la mélodie ; nous tenons un rythme, nous allons de l’avant dans les répétitions, les changements de vitesse, en construisant des ponts entre une idée et une autre.
La frontière entre l’Espagne et la France délimite une part de la narration…
La fête de l’ours est un roman contemporain. Il ya des téléphones mobiles, des recherches Google… A un certain moment, le narrateur, dans les Pyrénées, a besoin de savoir s’il est en Espagne ou en France. Tout à coup, il remarque que son téléphone change d’opérateur selon le pays, selon une ligne virtuelle. Et puis il pense qu’en Europe, les frontières n’ont pas disparu, elles ont seulement changé de gestionnaire.
Une autre limite difficilement perceptible est celle qui sépare le narrateur de l’auteur. Est-ce clair pour vous ?
Certains éléments sont tirés de la réalité. Le narrateur est, comme moi, un fils de l’exil et, comme moi, il est né à Veracruz. Oriol, l’oncle du narrateur, était en fait un de mes oncles qui, en essayant de fuir le régime franquiste, s’est perdu dans les Pyrénées. Avec ces éléments j’ai commencé à écrire cette histoire. Mais La fête de l’ours est un roman. L’Histoire n’est pour moi qu’un terrain littéraire. Je ne suis spécialiste ni de la guerre civile, ni de l’exil. J’ai abordé ces thèmes parce qu’ils sont pleins de belles histoires.

vendredi 18 avril 2014

Gabriel Garcia Marquez, quelques pièces détachées

Je m'éveille, et voilà que Gabriel Garcia Marquez est mort. Son état de santé étant scruté avec insistance depuis quelques années par tout ce que la planète compte de commentateurs littéraires ou non, cette annonce n'est pas une surprise. Quand même, quel bonhomme! Pour un panorama complet de sa vie et de son oeuvre, je vous renvoie à un long texte que j'avais écrit cette semaine pour Le Soir. Il est découpé en trois parties. Pour vous seulement, quelques souvenirs et articles.
Je me souviens de Cent ans de solitude et du choc qu'a été cette lecture, faite dans les années 70. Découvreur de terres inconnues, je ne connaissais pas à ce moment la plupart des auteurs chez qui Garcia Marquez avait puisé sa force et son audace. Ce qu'il y avait mis de lui me suffisait alors, m'emportait.
Je me souviens de Macondo, une librairie ouverte à Bruxelles par un ami qui avait choisi le nom du lieu célébré et inventé dans, précisément, Cent ans de solitude.
Je me souviens d'avoir croisé Claude Durand, éditeur, lauréat du Prix Médicis, et d'avoir eu comme première pensée: Cet homme est le traducteur de Cent ans de solitude.
Je me souviens d'Annie Morvan relisant, dans un avion qui nous conduisait à Séville, les dernières épreuves d'un livre de Gabriel Garcia Marquez qu'elle venait de traduire, Journal d'un enlèvement.
Je me souviens de livres plus récents, sur lesquels j'écrivais ce qui suit.

Douze contes vagabonds (1993)
Faut-il avoir planté ses racines, même imaginaires, en profondeur quelque part pour étendre ensuite ses branches à travers le monde entier? Gabriel Garcia Marquez, en tout cas, est bien loin de Macondo dans Douze contes vagabonds. Mais les origines sont bien sud-américaines pour tous les personnages de ces nouvelles, bien que chaque histoire se passe en Europe.
Gabriel Garcia Marquez raconte lui-même, dans un prologue un peu trop explicatif d'ailleurs - quel besoin avons-nous de connaître la cuisine intérieure de la fabrication d'un livre, à moins d'avoir à l'étudier en détail? -, comment il a construit ce recueil, à force plutôt d'enlever des sujets que d'en ajouter. Au début, il y avait soixante-quatre sujets de contes, mot que Garcia Marquez semble préférer à celui de nouvelle, mais un peu à la fois, au fil des mois et des années, des hasards objectifs et des décisions subjectives, le nombre des récits s'est réduit à cette douzaine, nombre utilisé par l'illustrateur de la jaquette pour le bouquet de roses planté dans une poubelle pleine, peut-être, des cinquante-deux brouillons non utilisés.
Bref, l'essentiel est dans la façon dont Garcia Marquez plie à sa volonté les personnages et les thèmes dont il fait ses histoires. Notons déjà qu'une des nouvelles cite les noms de Neruda et de Borges, histoire de bien délimiter le territoire d'où l'on vient, et de ne pas confondre la littérature latino-américaine, quand même nourrie d'une expérience existentielle très particulière - bien que le fameux «réalisme magique» soit devenu une étiquette non seulement caduque mais aussi simpliste -, et un fonds commun à quelques auteurs qui représentent, pour nous, ce que tout un continent a de plus caractéristique.
Mais quand un continent se transporte sur un autre, puisque tel est le point de rencontre des douze récits ici rassemblés, cela donne lieu à de curieuses mises en perspective, à des raccourcis inattendus dont Gabriel Garcia Marquez tire toujours le meilleur.
Le registre du fantastique n'est pas absent d'un livre dans lequel des enfants font du bateau sur la lumière copieusement distribuée dans un appartement, qui coule comme de l'eau mais risque aussi de noyer ceux qui s'aventurent en trop grande profondeur. L'eau, d'ailleurs, est omniprésente. Bien des histoires se déroulent au bord de la mer. Il y a un noyé, à côté duquel passe, comme sans s'en occuper, un bateau dans «Dix-sept Anglais empoisonnés». Il y a un océan par dessus lequel voyagent le narrateur et l'héroïne de «L'Avion de la belle endormie». Il y a la plage de «L'Été heureux de Mme Forbes». Il y a même le lac de Genève pour «Bon voyage, monsieur le Président». Ce n'est pas une règle générale - il n'y a pas d'autre règle générale, dans toutes ces nouvelles, que celle déjà énoncée précédemment -, mais c'est quand même frappant.
Encore que, pour passer d'Amérique en Europe, il faille bien franchir, quel que soit le moyen de locomotion, de larges étendues humides, et c'est peut-être la raison pour laquelle on trouve ici tant de liquide.
Une chose est certaine, en tout cas: même en se limitant à douze sujets sur soixante-quatre, Gabriel Garcia Marquez prouve ici qu'il n'a rien perdu de sa capacité à raconter des histoires qui emportent dans des mondes et des contextes qui nous sont complètement étrangers, mais dont les portes nous sont soudainement ouvertes, jusqu'à une profondeur qu'on ne se lasse pas de sonder. Il s'y trouve de grandes peurs moins irraisonnées qu'il n'y paraît à un esprit purement rationnel (vous avez dit «réalisme fantastique»?), des images à profusion pour nourrir les rêves et les cauchemars, quelques souvenirs dignes, à peine lus, de devenir des légendes, et, surtout, ce sentiment à la fois très fort et souterrain d'un déracinement et de la quête, difficile, de nouveaux points de repère sur un continent différent.
Entre la première nouvelle - «Bon voyage, monsieur le Président» - et la dernière - «La Trace de ton sang dans la neige» -, on peut lire tout le parcours qui mène d'un exil assez triste, à peine allégé par la reconnaissance d'un compatriote, jusqu'à un voyage de noces lui aussi terminé tristement, sur un fil rouge et mortel conduit à travers l'hiver européen. La nostalgie n'est pas absente, on l'aura compris, de cet ensemble qui fait forte impression et prouve, s'il en était besoin, qu'on peut avoir reçu le prix Nobel et rester au meilleur de sa forme.

De l'amour et autres démons (1995)
Prix Nobel de littérature en 1982, Gabriel Garcia Marquez ne s'est pas arrêté de travailler en homme comblé que le succès de Cent ans de solitude, même sans cette couronne internationale, aurait pu satisfaire. Son nouveau roman, paru en Espagne l'an dernier, n'a pas la dimension de ses grands livres, mais il porte, comme une légende, des significations multiples parmi lesquelles il est permis de faire son choix.
L'anecdote est simple, mais dédoublée: un journaliste débutant qui n'est autre que l'auteur lui-même, envoyé par son rédacteur en chef visiter les cryptes d'un couvent en voie de démolition, y découvre avec les ouvriers une longue chevelure féminine: vingt-deux mètres d'une intense couleur cuivre et, au bout, un crâne d'enfant. Magie, miracle... Les cheveux auraient continué à pousser, après la mort, à leur rythme normal, ce qui donnait deux cents ans au squelette de Sierva Maria de Todos los Angeles.
Le journaliste devenu romancier n'avait plus, quarante-cinq ans plus tard (mais ses cheveux n'ayant pas les cinq mètres de long qu'ils auraient pu, en reprenant le calcul, atteindre), qu'à inventer l'histoire de la petite Sierva Maria.
À douze ans, incapable de dire la vérité, la fillette a été mordue par un chien dont il se dira qu'il avait la rage. Mais la maladie ne déploie son venin que par accès épisodiques, et il arrive qu'on la croie sauvée alors que, quelques jours plus tard, elle semble perdue. De rémissions en rechutes, la fille du marquis de Casalduero finit par passer pour une possédée du diable. Son corps est perdu, essayons au moins de sauver son âme, invoque le clergé qui garde un sens aigu des vraies priorités. Il est vrai que Pasteur n'était pas encore passé par là et que seuls des sorciers avaient tenté de la soigner, aggravant doublement le cas de la pauvre gamine: non seulement la morsure de la cheville a pris une sale allure, mais les pratiques douteuses de ceux qui croient en des forces non divines ont dû corrompre Sierva Maria.
Une seule issue est envisageable: le couvent et, à l'intérieur du couvent, la partie la plus fermée de celui-ci, afin de protéger la petite des influences extérieures autant que l'inverse. Encore faudrait-il l'exorciser pour faire sortir d'elle le mal qui l'habite. Cette tâche est dévolue à un saint et savant homme, le bibliothécaire Dalaura. Mais les frissons qui s'emparent de tout son être quand il rencontre Sierva Maria n'ont rien de démoniaque: ils sont la conséquence simplement humaine d'un amour brutal, total. Amour bientôt partagé, mais amour impossible dans ces circonstances.
Enragée ou non, finalement, la belle enfant? Possédée ou non? Morte d'amour, en tout cas, et forte de ce sentiment qui donnera à son corps les moyens de se survivre à travers une chevelure qui avait pourtant, avant son décès, été rasée...
Autour de cette histoire simple, Gabriel Garcia Marquez place un grand nombre de personnages secondaires, une foule d'acteurs qui ne se contentent pas de faire de la figuration.
Dalaura, malheureusement pour lui et pour la fiancée de son cœur, n'a pas de pouvoir. Il n'a que le devoir de se soumettre et de renoncer au chemin lumineux qu'il croyait voir s'ouvrir devant lui. Au lieu du paradis, c'est l'enfer. Alors, où se trouve le diable dans cette histoire? Et qui est le plus enragé?
Gabriel Garcia Marquez se garde bien d'apporter le moindre début de réponse aux nombreuses questions que se pose le lecteur. Mais il suffit de se laisser aller à ce récit empoisonné pour se sentir atteint d'une sorte de langueur qui est peut-être le mal d'amour, épidémie inédite et singulièrement mortelle que nous devait bien l'auteur de L'Amour au temps du choléra.
Si on cherche ici l'ampleur et la complexité des grands romans de l'écrivain colombien, on risque d'être déçu. C'est que Gabriel Garcia Marquez ne s'est jamais contenté d'un seul registre, et il revient ici à celui qui est aussi celui de ses nouvelles, comme L'Incroyable et Triste Histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique. Il n'empêche que la présence de l'amour et de la rage portés à leur plus haut degré de danger donnent une dimension mythique à ce récit triste et beau à pleurer.

Gabriel Garcia Marquez: Une vie, de Gerald Martin (2009)
A la fin, le héros ne meurt pas. C’est la règle dans la biographie d’un personnage vivant. Gabriel García Marquez a même dû prendre plaisir à ajouter dans son parcours un chapitre polémique après le bouclage du livre de Gerald Martin : le projet d’adaptation cinématographique de son dernier roman, Mémoire de mes putains tristes.
Le biographe « officiellement toléré » de l’écrivain colombien se donne d’emblée toutes les chances d’irriter son lecteur. Il place García Marquez en solitaire sur un sommet qui mériterait d’être partagé. Est-il vraiment « le seul à avoir fait l’unanimité sur son nom » dans la seconde moitié du vingtième siècle ? Et les premières pages du livre sont accablantes. L’évocation de la famille de l’écrivain, riche d’une histoire complexe, fourmille de détails qui empêchent d’en avoir une vision globale. Mais peut-être était-ce impossible…
Ensuite, non seulement les choses s’arrangent, mais le récit devient passionnant.
Gabo, comme l’appellent ses amis, se forme comme homme et comme écrivain. Il lit Dostoïevski, Kafka, Faulkner, Hemingway, Woolf, Joyce… Il devient journaliste et fait ses premières armes dans la fiction pour devenir le monument que nous connaissons.
Encore ce monument possède-t-il plusieurs faces, toutes visitées ici. Face sombre, les périodes de dénuement matériel et celles où l’inspiration créatrice se tarit. Face lumineuse, la gloire à partir de 1967 et Cent ans de solitude, le Nobel en 1982, jusqu’à la fête grandiose de ses 80 ans. Entre clarté et obscurité, les choix politiques, le goût de García Marquez pour la manipulation et le mensonge, la mise en scène de sa propre gloire.
Gerald Martin est admiratif mais lucide. Capable d’égratigner son personnage d’un trait d’humour : « García Marquez n’était […] pas loin de devenir un parc à thème à lui tout seul. » Capable aussi de nous donner, à travers le portrait d’un homme, envie de relire ses livres.

jeudi 17 avril 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (13)


La comptabilité

Connaissez-vous la comptabilité ? Non. Dans ce cas, hâtez-vous de l’apprendre. Vous n’avez plus une minute à perdre.
Ayez un registre de comptes courants, où vous inscrirez au jour le jour les mufleries dont vous êtes victime, les attaques dont vous êtes l’objet, les éloges dont on vous comble. Ce n’est pas nous qui vous enseignerons l’art de balancer un compte ou de faire un report.
Il faut cependant vous dire, puisque vous ne le savez pas, qu’en comptabilité il y a le Doit et l’Avoir. Le Doit doit arriver à égaler l’Avoir et vice versa (pour l’explication de ce dernier terme, voyez les pages roses du Petit Larousse – publicité non payée).
Pour parler plus clairement, quand on vous fait une rosserie, ne manquez jamais de la rendre à qui vous l’a faite. Attendez tout le temps nécessaire. S’il s’agit d’un compliment, rendez-le également. Une politesse en vaut une autre. Tout arriviste littéraire qui se respecte doit savoir passer de la pommade aujourd’hui à qui l’a encensé la veille.
Donc si un courriériste littéraire a dit de vous : « M. X…, qui a du talent, etc. », n’oubliez pas le lendemain d’écrire à votre tour : « M. Z…, qui a du génie, etc. »
C’est ce qu’on appelle en comptabilité littéraire « balancer un compte ».


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mardi 15 avril 2014

Donna Tartt, Prix Pulitzer pour la fiction

Pour la liste complète des Prix Pulitzer qui viennent d'être attribués, c'est ici. On ne lésine pas sur le nombre de récompenses. Je me satisfais aisément avec la lauréate pour la fiction, Donna Tartt, romancière rare - un roman tous les dix ans - mais ambitieuse et qui possède les moyens de son ambition.
Un tableau, à peine dévoilé par la couverture du livre sous une déchirure de papier, et deux explosions. Un des angles, pas le seul, sous lequel peut être envisagé Le chardonneret, troisième roman de la romancière américaine Donna Tartt, aussi ample, aussi touffu que les précédents. Comme eux, un plaisir de lecture long et intense.
Le tableau fournit le titre du roman. Il est l’œuvre de Carel Fabritius, peintre néerlandais du 17e siècle mort à Delft en 1654 lors de l’explosion de la poudrière de la ville. La deuxième explosion est un attentat de notre époque, un 10 avril à New York, au MoMa, alors que Theo et sa mère visitent une exposition dans laquelle se trouve le tableau de Fabritius. Quatorze ans plus tard, alors qu’il se trouve dans un hôtel d’Amsterdam et que Le chardonneret occupe toujours une place importante dans sa vie, Theo rêve de sa mère pour la première fois depuis longtemps, avec la culpabilité qu’il éprouve chaque fois qu’il pense à elle : il se croit responsable de sa mort ce jour-là, l’arrêt au musée s’étant produit sur le chemin du collège dont Theo venait d’être exclu temporairement.
Plutôt que le tableau, le premier que sa mère dit avoir aimé grâce à une reproduction trouvée dans un livre, Theo avait remarqué une fille qui visitait aussi l’exposition avec un vieil homme à cheveux blancs. Puis, alors qu’il était séparé de sa mère, « il y eut un éclair noir et des débris furent balayés vers moi puis tournoyèrent, après quoi le grondement d’un vent chaud me heurta de plein fouet et me projeta de l’autre côté de la salle. » Près de lui, quand Theo reprend conscience, le vieil homme semble lui désigner Le chardonneret, puis il lui donne une bague en expliquant où il devra l’apporter. Le garçon de treize ans, choqué mais entier, se trouve chargé d’une mission en même temps que d’un chef-d’œuvre qui n’a pas fini de l’éblouir. Ni de lui pourrir la vie.
Car, ne sachant que faire du petit tableau, légèrement plus grand qu’une feuille A4, et n’ayant surtout aucune envie de s’en séparer, il laisse passer trop de temps pour qu’il lui soit encore possible de le restituer sans d’embarrassantes explications. Theo a, en outre, des préoccupations immédiates : où va-t-il vivre ? Son père s’était déjà enfui, il n’a plus sa mère, il échoue dans la famille d’un ami de collège mais la situation ne peut être que provisoire.
On a beau s’attacher à Theo pendant quatorze ans, on est obligé de reconnaître qu’il gardera toujours un côté voyou. Moins cependant que Boris, devenu son meilleur ami et son complice de bêtises adolescentes à Las Vegas où Theo vit quelque temps chez son père qui s’est souvenu de l’existence d’un fils, imaginant simultanément qu’il pourrait payer ses dettes de jeu grâce à l’argent déposé sur un compte au nom de ce fils.
Les aventures s’enchevêtrent de manière inextricable, la bague du vieil homme ayant aussi permis à Theo de retrouver Pippa, la fille du Musée et de rencontrer son oncle Hobie, avec qui il travaillera, remontant sa boutique d’antiquités chancelante au prix de manœuvres très peu orthodoxes. N’essayons pas de résumer : le parcours d’ensemble est aussi excitant que sont touchants les moments sur lesquels s’attarde Donna Tartt.
Et cette belle réussite se conclut par une méditation désenchantée sur le sens de la vie, où tout serait sombre s’il n’y avait eu la lumière émanant du tableau.

Manuel de l'arriviste littéraire (12)


La lettre anonyme (suite)

Il y a les lettres anonymes qu’on envoie aux courriers littéraires et qui sont signées de noms inoffensifs : « Dupont », « Durand », « Bernard ». Elles n’ont pas elles aussi l’apparence de lettres anonymes et elles donnent des renseignements tendancieux. Les unes chantent les éloges d’un écrivain, les autres le diffament. Les premières émanent de cet écrivain et les autres de ses ennemis.
On le voit, la lettre anonyme est une branche fort importante de la littérature. C’est grâce à elles que les courriéristes littéraires sont informés de toutes les jalousies et des petites ou grandes querelles qui divisent le monde des lettres.
Il convient donc de les écrire avec soin. Nous connaissons des spécialistes qui, pour une somme relativement minime, se chargeront d’enseigner aux aspirants-écrivains comment une lettre anonyme doit être confectionnée. Nous ne publions pas leurs noms, car ils doivent nous donner un tant pour cent sur les bénéfices et il faut que toutes les commandes passent par nos mains
 Au surplus, si vous ne voulez pas user de notre intermédiaire, vous découvrirez ces Messieurs facilement. Ils ont des jours de réception. Renseignez-vous.
N’oubliez pas ce grand principe : « Une lettre anonyme qui affirme une chose a moins de portée que si elle se contente d’insinuer, avec perfidie. »

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

lundi 14 avril 2014

Martin Suter en lutte contre le temps

Suffit-il de ne pas croire au temps pour l’annuler ? De reconstituer dans les moindres détails une journée vieille de 21 ans, « une journée heureuse, où son épouse était encore en vie », pour la revivre ? Knupp le croit, en tout cas, et lui qui est considéré par ses voisins comme un vieil homme méchant réussit à convaincre l’un d’eux, Taler, de participer à son projet. Taler n’a pas la même foi dans l’entreprise. Mais il est prêt à se raccrocher à n’importe quoi dans l’espoir d’effacer le jour où, un an plus tôt, Laure, sa femme, a été abattue devant la porte de chez eux. Il est même prêt à y investir toutes ses économies et, puisqu’elles ne suffisent pas, à détourner des fonds dans la société où il travaille pour payer les factures d’un travail de précision : il faut refaire le jardin à l’identique de ce qu’il était le 11 octobre 1991, trouver les mêmes voitures que celles présentes sur le parking, se soucier de tous les détails dont pas un seul ne doit échapper à l’œil dans la comparaison entre les photos de l’époque et celles d’aujourd’hui.
Tout cela, Martin Suter le présente comme une évidence, alors que le roman repose en réalité sur un mécanisme très subtil. Le temps, le temps fait mine de poser des questions qui dépassent l’entendement, pour mieux ne pas y répondre. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. L’écrivain suisse impose une logique inhabituelle, et nous l’acceptons sans difficulté. Grâce, notamment, à la tension qui habite un récit sournois dans sa construction, comme un piège dans lequel il est presque impossible de ne pas tomber. Au moins jusqu’à la scène finale qui remettra en question tout ce à quoi nous avions fini par nous faire.
Les deux veufs, Knupp de longue date et Taler plus récemment, ne partagent, au fond, que le sentiment de la perte. Leur association est bancale, Taler s’en doute un peu et ne se laisse pas distraire, malgré son implication dans le rêve de Knupp, de son véritable but : trouver l’assassin de son épouse et se venger en le tuant. Mais sa quête personnelle se heurte à ses propres errements intérieurs, à des convictions fragiles qui le conduisent longtemps sur une fausse piste. Tout se résume pour lui à cette vague impression : quelque chose a changé, mais quoi ? Il refait le repas du soir où Laure est morte, boit la même chose, allume une cigarette qu’il ne fume pas pour retrouver l’odeur qui accompagnait sa femme. Et, dans les interstices, se joue la partie complexe qu’il finira par gagner.

dimanche 13 avril 2014

La mort de Pierre Autin-Grenier

Pierre Autin-Grenier était un écrivain discret dont les livres n'ont jamais trouvé place dans les listes de meilleures ventes. Sa mort, hier, ne fera donc pas les gros titres des journaux - et il a fallu que Lucie Cauwe lui consacre une note de blog pour que je l'apprenne. L'article du Monde.fr m'avait échappé hier après-midi...
C'était pourtant un poète du quotidien et du détail qui narrait avec humour et ironie les petits faits de l'existence, bien du genre à accompagner ses lecteurs en leur offrant un supplément de regard.
Comme dans Friterie-bar Brunetti, par exemple. La phrase s'étire et s'enroule entre les verres de vin, près du poêle à charbon. Il y a moins d'observations précises que de sensations subtiles à ramasser chez les habitués du Brunetti, maison fondée en 1906. Cent ans d'histoires circulent dans les têtes, oubliées mais présentes comme des fantômes. L'écrivain les tisse paresseusement, sans savoir ce qu'il en fera. Elles deviennent ce livre qui nous emporte vers de multiples destins.
J'adore le début de Toute une vie bien ratée:
Je passe mon temps à prendre des notes sur le petit carnet quadrillé gainé de cuir noir qui partout m’accompagne. Ça commence à faire une paye que je trimballe ce carnet avec moi, je ne saurais même plus compter les années ; peut-être ne vaudrait-il mieux pas d’ailleurs. Toute la sainte journée je note des trucs bizarres là-dessus ou alors des pensées qui viennent zigzaguer à travers ma cervelle cabossée et que, dans l’instant, je trouve prodigieuses. Si je croise dans la rue un éléphant triste je le note, si j’aperçois un touriste japonais trafiquant dans une pharmacie de Knokke-le-Zoute je le note aussi. Réflexions, maximes, sentences et aphorismes c’est par kyrielles que je les aligne ; d’une page l’autre j’en fais d’étourdissants chapelets de saucisses fumées. Rien ne m’échappe en somme, mais de toutes ces notes je ne fais rien non plus. Elles restent figées dans mon carnet comme des litrons renversés sur un hérisson à bouteilles. Inutiles.

Et les Editions des Carnets du dessert de lune venaient de rééditer Chroniques des faits, un livre bien dans sa manière:
Sous son œil effrayé quelque chose subitement se referme dont personne n’a la clef. Il dit apercevoir à travers les persiennes pourries, dehors, comme un combat de chiens en plein soleil. L’horrible grincement des roues bringuebalantes d’une vieille charrette. Une flèche de foudre en plein ciel d’été… De ceux-là mêmes qui croient s’en approcher, nul cependant ne peut saisir semblable délire.

jeudi 10 avril 2014

Nicolas d’Estienne d’Orves entre Modiano et Dumas

Le 13 mai 1946, Guillaume Berkeley est condamné à mort pour collaboration. Le public accueille le verdict en injuriant le coupable. Une journaliste conclut : « L’île de Malderney est en deuil, mais la France se porte déjà mieux : un nouveau traître va payer pour ses crimes. » Malderney est une île anglo-normande ajoutée aux cartes géographiques par Nicolas d’Estienne d’Orves. Guillaume Berkeley est un personnage tout aussi imaginaire. Et que la France se porte mieux est une appréciation personnelle (de la journaliste, pas de l’auteur) dont chacun fera ce qu’il voudra. De préférence après avoir lu les sept cent et quelques pages d’un roman touffu et passionnant.
L’argument rejoint celui que Patrick Modiano a exploré dans certains romans situés à la même époque : une ambiguïté fondamentale cultivée en des temps troublés après lesquels on vous demandera dans quel camp vous vous trouviez – et, si vous n’avez pas de réponse, on vous la fournira. Nicolas d’Estienne d’Orves s’éloigne de Modiano par la manière dont il traite le sujet, plus proche d’un Alexandre Dumas capable de tenir un lecteur en haleine le temps nécessaire à aller jusqu’au bout du roman sans relâchement de l’attention.
Au départ, il n’y a guère plus qu’une connerie de jeunes adultes encore adolescents dans leur approche de l’amour. Victor et Guillaume, des frères élevés dans le culte de la littérature française, se disputent leur demi-sœur Pauline dont ils sont amoureux, tandis qu’elle reste dans l’ambiguïté (elle aussi). Guillaume part à Paris au moment de la déclaration de guerre, le 1er septembre 1939. Installé chez son mentor qui séjournait chaque année sur l’île de Malderney, Guillaume hésite bientôt entre sa fidélité à celui-ci, qui est juif, et le monde des plaisirs aussi intellectuels que sensuels dans lequel sa jeunesse et sa vivacité d’esprit font merveille. Il a dix-huit ans, il est prêt à tout pour se frotter aux esprits les plus brillants de son temps, et tant pis s’ils l’entraînent dans une direction que son absence de convictions ne l’aurait pas fait choisir. Il côtoie le « meilleur » de la collaboration intellectuelle, dîne aux tables les plus fines, fréquente les femmes les plus aguichantes…
Alexandre Dumas veille : on côtoie des écrivains et des artistes de renom, saisis dans des moments si peu reluisants de leur biographie qu’on est parfois surpris de les trouver là, et en outre on a droit à plus de rebondissements qu’on n’osait en espérer.

mercredi 9 avril 2014

Patrick Grainville, Prix Palatine du roman historique

D'accord avec vous, une banque qui donne son nom à un prix littéraire, ce n'est pas très engageant. Mais, l'année dernière, Tierno Monénembo avait reçu le Grand Prix palatine du roman historique, et cela aurait dû nous indiquer que le jury (dont je ne connais pas la composition) n'avait pas mauvais goût. Confirmation, hier, avec l'annonce du lauréat de 2014, Patrick Grainville, pour Bison.
George Catlin (1796-1872) était célèbre de son vivant, au-delà des Etats-Unis qu’il a parcourus pendant près de vingt ans pour collectionner les objets traditionnels des Indiens et surtout peindre ceux-ci tels qu’ils étaient encore. Pour un temps limité : dans le roman que lui consacre Patrick Grainville, celui-ci montre bien comment Catlin travaillait dans l’urgence, conscient des menaces qui pesaient sur cette civilisation. Il ne se trompait pas, nous le savons, et probablement les Français qui découvraient ses collections en 1845 les ont-ils reçues comme venant d’un monde occupé à se défaire. Baudelaire, Nerval, Gautier, Hugo, Delacroix ou George Sand étaient fascinés. Et nous aujourd’hui tout autant, par l’intermédiaire de Patrick Grainville.
Bison n’est pas une biographie du peintre. Quand il arrive avec Bogard, son guide et interprète, tous deux juchés sur leurs chevaux surchargés, dans un village sioux près de la rivière Wapiti, nous sommes en 1832. Son programme est fixé : « des dizaines de tribus à rencontrer, à voir… à décrire. » Programme à mener à toute allure, non seulement en raison de l’urgence déjà évoquée mais aussi des contraintes techniques : la peinture sèche vite, les ciels sont changeants, de nombreuses scènes, dont les chasses au bison, doivent être saisies dans leur mouvement. Le remords est interdit. « Il peut peindre ainsi cinq, six tableaux par jour. Cet été 1832, il peindra cent trente-cinq tableaux. A la volée, au fil des heures, des jours, des fleuves, des rafales de vent clair. »
Chez les Sioux d’Aigle Rouge, Catlin s’installe. Il partage leur vie assez longtemps pour gagner la confiance, apprendre les coutumes et même partager la couche de Cuisses, une troublante jeune femme. Les Indiens ne sont plus un groupe, ils deviennent des individualités, passionnantes pour certaines. Louve Blanche, la jeune Crow enlevée par le chef qui en a fait sa quatrième épouse. Ou Oiseau Deux Couleurs, « homme-femme », chamane, voyant-guérisseur. D’autres encore…
Catlin n’ira pas jusqu’à comprendre le besoin de guerre qui anime les Sioux et qui semble appartenir à leur vie sociale autant que bien d’autres traits culturels pour lesquels il éprouve davantage de considération. Souvent, son goût de collectionneur l’emporte sur le respect : il amasse les objets remarquables, se disant (pour se donner bonne conscience ?) qu’il est le seul à être capable de les sauver. Catlin est fascinant jusque dans ses contradictions.

mardi 8 avril 2014

Lola Lafon sourit grâce au Prix de la Closerie des Lilas

La petite communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon, a reçu aujourd'hui le Prix de la Closerie des Lilas. Je ne contesterai pas ce choix, il me convient tout à fait.
Comment s’approprie-t-on un mythe contemporain ? En le réinventant, ce que Lola Lafon a réussi à plusieurs titres dans La petite communiste qui ne souriait jamais. Le mythe a surgi, apparemment de nulle part, en juillet 1976 à Montréal, pendant les Jeux Olympiques. Nadia Comaneci, gymnaste roumaine de 14 ans, affole les juges, les spectateurs du monde entier et jusqu’aux panneaux d’affichage électronique. Ceux-ci ne sont pas prévus pour afficher la note parfaite, la note impossible : dix. Il faudra corriger dans l’urgence, parce que la petite fille bondissante s’apprête à recommencer. Peut-être l’effet provoqué par ces prestations exceptionnelles s’est-il, presque quarante ans après, un peu estompé. C’est sans importance : la romancière nous fait revivre ces moments comme s’ils survenaient pour la première fois et l’émotion est intacte, installée au début du roman.
Reste à comprendre comment le miracle a pu se produire et pourquoi il ne s’est pas vraiment renouvelé. Lola Lafon endosse le costume réaliste d’une enquêteuse, sur les traces de Nadia Comaneci avant et après Montréal, et aussi celui plus éthéré d’une rêveuse qui communiquerait avec son héroïne pour la faire réagir à ce qu’elle écrit. La romancière a prévenu le lecteur dans un avant-propos : « L’échange entre la narratrice du roman et la gymnaste reste une fiction rêvée, une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990. » Au fil des pages, on oubliera cet avertissement, se prenant à croire aux messages et aux coups de téléphone de Nadia. Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la structure du roman, non seulement par la proximité qu’ils installent entre la narratrice et l’héroïne mais aussi parce qu’ils permettent d’exposer le point de vue d’une jeune Roumaine qui a fait carrière sous la tutelle du Conducator local, Ceausescu. Exemple de dialogue tendu entre les deux protagonistes :
« A travers vous, le pouvoir faisait la promotion d’un système. La réussite totale du régime communiste, l’apothéose de la sélection : l’Enfant nouvelle surdouée, belle, sage et performante », dit la narratrice qui provoque un rire agacé et une réplique cinglante : « Ah oui, bien entendu ! Les Roumains vendaient le communisme. En revanche les athlètes français ou américains, aujourd’hui, ne représentent aucun système, n’est-ce pas, aucune marque !!… »
Puisque Lola Lafon fait les questions et les réponses, elle fournit les différentes facettes de la réalité supposée. L’entraînement intensif d’une fillette de sept ans, âge auquel Nadia a commencé la gymnastique, l’infinie souffrance dans laquelle se passent les journées – mais souffrance acceptée et atténuée par l’usage des médicaments appropriés. La gloire et la douleur confondues pour la grandeur d’un pays et de son inamovible dirigeant, au moins jusqu’en 1989.
La biographie de Nadia Comaneci se déroule, comme nous la connaissons par ailleurs. Mais rien, même pas son corps qui change quand elle devient femme, ne peut effacer les moments de grâce que Lola Lafon restitue par de la peinture écrite : « Nadia plonge, sa jambe en arabesque derrière elle, un long soupir tracé au pinceau. » On ne demande pas à la romancière de faire exploser le système de notation. Mais elle n’est pas loin de la perfection en décrivant le corps en mouvement de la jeune, trop jeune, championne olympique. Et tout ce qui l’entoure.

Complément du 4 novembre 2014.
Le Prix Jules Rimet 2014 de littérature sportive couronne aussi ce roman.