La Grèce entre le roi et Venizelos
(De notre envoyé spécial)
Athènes, avril 1915.
Éleuthère
Venizelos quitte sa patrie.
Il va d’abord à Samos, mais ce n’est qu’une escale.
Meurtri, l’homme qui doubla le territoire de son pays, se
voit contraint de s’en éloigner. C’est pour lui une question d’honneur. Après
quinze jours dans cette île, il gagnera l’Amérique.
Les faits, vous les connaissez. Les voici résumés :
Dans des mémoires adressés au roi et rendus publics, M. Venizelos faisait
connaître que le roi et lui – le roi sur ses propositions – avaient envisagé
l’hypothèse de la cession de Cavalla à la Bulgarie. Ce sacrifice assurait la
neutralité ou la bienveillance de cette puissance. La Grèce, libre enfin de
cette préoccupation, participait à la guerre aux côtés de la Triple-Entente. De
larges terres en Asie Mineure auraient compensé la perte de Cavalla.
Le gouvernement démentit cette partie du mémoire.
M. Venizelos écrivit directement au roi, faisant appel à ses souvenirs. Au
nom du roi, le gouvernement répliqua que M. Venizelos n’avait pas
sciemment altéré la vérité mais qu’il s’était mépris sur le sens des paroles
royales.
Cette réponse du trône frappa au cœur le patriote. Il
déclara tout haut qu’elle était une insulte. Il part et ne rentrera dans son
pays que lorsqu’il en sera lavé.
Quel trouble cet exil volontaire peut-il jeter en Grèce ?
Pour le moment, avant les élections, et par la volonté de
M. Venizelos, aucun.
Les élections devraient avoir lieu dans trente jours. On a
prêté au gouvernement l’intention de ne pas les faire. Non ; peut-être les
retardera-t-il. Déjà le prétexte est trouvé : le menuisier ne pourra pas
livrer à temps les urnes commandées pour les nouvelles provinces. Cet
empêchement insurmontable fera gagner vingt jours.
M. Venizelos ne se présentera pas, c’est entendu. Son
parti ira seul à la bataille. L’emportera-t-il ?
Personne n’en doute.
C’est alors à ce moment que commencera la grande crise.
Un souverain et un
ministre
Le peuple aime le roi. Venizelos et le roi étaient jusqu’ici
dans son esprit sur le même pied d’amour. Le roi était le grand soldat qui
gagnait les batailles et Venizelos le grand homme qui les préparait. Le Grec ne
les séparait pas dans son affection. On sentait qu’il les confondait : il
jugeait Venizelos aussi royal que le roi et le roi aussi démocrate que
Venizelos. Il marchait tranquille entre la couronne de Constantin et le chapeau
de paille d’Éleuthère.
Voilà qu’un grand coup de vent balaie subitement le chemin. Il ne peut plus
rester au milieu. Il est forcé de se rapprocher de l’un ou de l’autre. Vers
lequel va-t-il pencher ?
Toute cette crise est-elle bien uniquement une question
entre Venizelos et le roi ? Oui. Mais d’où est née cette question ?
De la différence de deux courants politiques. Personne n’ignore les sympathies
du roi pour l’Allemagne. Le peuple, à la fois grand ami de la France et grand
fidèle du roi, conciliait ces différences de cette manière : Constantin,
disait-il, n’est pas germanophile, il est kaiserophile.
Il réduisait ce penchant royal à une simple camaraderie d’hommes couronnés ou
de beaux-frères. C’est pourquoi sur le passage d’un cortège de la Cour, il
pouvait crier à la même minute : Vive le roi, Vive la France !
Avant tout, le roi est Grec, c’est évident. On n’est pas
moins certain – et Sa Majesté le prouve depuis huit mois – qu’il serait le plus
heureux des souverains si les intérêts de son pays pouvaient s’entendre avec
ceux de l’Allemagne.
Vous connaissez Venizelos. Ce n’est pas de la sympathie, c’est
de l’amour qu’il a pour la France. Il répète que c’est elle qui a délivré la
Grèce, il y a cent ans, que depuis, elle l’a toujours protégée et qu’il faut l’aimer
comme une mère. Et Venizelos possède sur son souverain cet avantage que les
intérêts de son pays s’accordent avec ses préférences.
Est-ce à dire que depuis sa démission la politique de la
Grèce ait complètement tourné ? Non. Le peuple peut permettre à son roi d’être
kaiserophile. Il ne le tolérerait pas
de son gouvernement.
Qu’est, en effet, le nouveau ministère, le cabinet Gounaris ?
– Il continue plus froidement – une politique d’amitié avec la Triple-Entente.
Il est grec indépendant.
Ce gouvernement est transitoire. L’avenir ici n’est qu’entre
deux hommes : le roi et Venizelos.
Du roi qu’aime le peuple sans être d’accord avec lui ou de
Venizelos qui est le peuple même qui l’emportera ? Ou bien se
réconcilieront-ils ?
Le premier point pour l’instant semble éclairé. Venizelos ne
veut pas, à une époque aussi critique pour l’avenir de son pays dans le monde,
susciter une crise intérieure. Il se sacrifierait plutôt une nouvelle fois.
Mais pour la réconciliation ?
Chez
M. Venizelos
Je suis allé le demander au grand homme.
Je suis tombé dans sa maison en plein matin d’adieux. J’ai
vu le spectacle d’une foule venant pleurer devant l’homme qu’elle aime et va
perdre.
Dans deux grandes salles pauvres, vingt par vingt en un
grand et beau silence, les fidèles défilaient. Ils montaient l’escalier, le
chapeau à la main, allégeant leur pas pour éviter le bruit et beaucoup le
mouchoir déjà aux yeux.
Des pères avaient amené leurs enfants. Ils voulaient leur
montrer comment c’est fait un homme qui part d’un pays parce que de haut on l’a
offensé.
La cérémonie était triste. Les yeux avaient tous une
attitude pleine d’émotion. Venizelos traversait l’autre chambre et allait d’une
pièce à l’autre recevoir les poignées de mains. Les amis les plus meurtris
éclataient en sanglots, en arrivant devant lui. Doucement il leur mettait sa
main sur l’épaule ou leur entourait un instant la taille.
Il interrompit ses visites et me reçut dans l’une de ces
grandes salles qui venait de se vider.
— C’est la presse française, toujours si sympathique
pour moi, qui vient se mêler à cette scène d’adieux, me dit-il. Et j’en suis
très touché.
— Monsieur le président, quand partez-vous ?
— Bientôt, mais je partirai seul, je ne veux même pas
que quelques amis m’accompagnent.
M. Venizelos est de haute taille et porte derrière ses
lunettes un regard d’une grande tendresse.
— Faites connaître à la France que je lui exprime toute
ma gratitude pour le long soutien dont elle m’a honoré et dites-lui que mon
amour pour elle n’est pas seulement partagé par la majorité de mon pays, mais
par sa presque totalité.
— Une fois les élections faites, si, comme il est certain,
votre parti est victorieux et vous rappelle, rentrez-vous en Grèce sans que
vous ayez reçu satisfaction du roi ?
— Jamais ! Je considère le démenti que le roi m’a
fait donner par le gouvernement comme une grave insulte. Je ne pourrai
reprendre mes rapports avec le couronne que si la couronne me donne
satisfaction.
— La couronne ne peut se démentir.
— Ce serait, en effet, difficile.
— Alors si le peuple vous impose à la couronne ?
— Je ne veux pas troubler mon pays.
— Mais si le peuple entend avoir raison ?
M. Venizelos ne me répond que par un regard où il y a
beaucoup de lointain.
Ce lointain est l’image des destinées de la Grèce. Elles
sont dans les brumes. Le roi a le pouvoir : il ne sait pas s’il veut la
guerre. Venizelos la veut, il n’a plus le pouvoir. Qui l’emportera ?
Je quitte l’ancien président du Conseil. Dans l’antichambre,
quelqu’un pleure, accoudé contre un poêle de faïence.
La Grèce jusqu’à nous a été représentée par bien des
allégories : Athéna, Hermès, Achille avec son bouclier. Elle pourrait l’être
aujourd’hui par cet homme âgé qui sanglote, la tête entre ses mains.
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