Aux pointes des Dardanelles
(De notre envoyé spécial)
Ténédos, … avril.
Ce matin, alors que nous étions dans les eaux de la guerre,
nous avons entendu, venant de Koum-Kalé, un appel de clairon.
Koum-Kalé et Sédul-Bahr, les deux forts d’entrée des
Dardanelles, avaient été depuis longtemps réduits. Y avait-il donc encore des
troupes à Koum-Kalé ? Les Turcs, à cette pointe, tentaient-ils une
réorganisation ?
Un dragueur s’avançait. Ayant quitté sa crique de Ténédos il
filait droit sur la côte d’Asie. Il entrait dans le détroit quand deux coups de
canon le saluèrent. Les coups étaient partis de Koum-Kalé. Les obus firent leur
gerbe d’eau loin du dragueur. Le dragueur continua. Il pénétra dans la passe.
Les Turcs n’avaient pas eu le temps de réarmer sérieusement
le fort. Deux canons de campagne seulement y avaient été amenés. La journée
précédente des caravanes de chameaux avaient été remarquées de ce côté.
Une heure après, au milieu de la paix revenue sur ces eaux,
un bruit de grosse canonnade éclata. Nous nous tournons vers les cuirassés qui
étaient en vue. Ils ne tiraient pas. La canonnade continuait. D’où
venait-elle ? Des bouffées de fumée apparurent sur Koum-Kalé. Était-ce la forteresse
turque qui menait l’attaque avec de gros canons ? Les fumées se
développèrent. Koum-Kalé ne tirait pas mais, sous un nouveau bombardement,
était en train de brûler. Le Queen’s-Elisabeth
invisible lui envoyait sa mitraille.
Les obus tombaient sur le fort à courte distance les uns des
autres. Ils faisaient en éclatant de différents panaches qui se réunissaient et
semblaient une petite chaîne de montagne que le vent aurait balancée.
Un cuirassé se posta. Celui-ci en vue. Il commença son tir,
ce tir formait un angle avec celui du gros bâtiment. Les ruines de Koum-Kalé
achevèrent de s’écrouler. Le fort n’avait lancé que quelques coups qui étaient
entrés dans la mer.
Sédul-Bahr ne bougea pas. L’ennemi n’avait pas tenté de le
relever de ses cendres.
La nuit arriva avec une lune de feu au ras des eaux. Les
vaisseaux gagnèrent leur mouillage.
À neuf heures du soir, sur un bateau léger, je repris la
mer. C’était le silence après le fracas.
Sur un étroit rocher, entre l’île et la côte turque qui la
nuit semble encore plus rapprochée, un phare fait tourner sa lumière rouge.
Cette bande de terre d’Asie, lorsqu’on la longe, et à mesure
que l’on va vers le détroit, vous apparaît un long bras avidement tendu vers
l’extrémité orientale de l’Europe.
La voici éclairée par une lumineuse lune, et à certains
moments les crêtes de ses plateaux s’animent sous la traînée des projecteurs du
détroit.
*
* *
En dehors de ces quelques feux on croirait que tout dort.
Des hommes cependant travaillent.
Depuis des mois et cette nuit encore, des marins, sur leur
dragueur, sont dans la passe. Ils ne font pas la guerre avec des canons.
Sondant la mer, ils poussent devant eux leur bateau et dans le silence de leur
mission, à chaque minute, offrent leur vie à la patrie. On les voit entrer le
soir vers sept ou huit heures. On ignore s’ils ressortiront au matin. Ils vont
au-devant des mines sans jamais savoir si des mines ne viendront pas au-devant
d’eux.
Je pense, en ce moment, à cette lettre d’un matelot de
dragueur dont hier me parlait un officier. Au début de cette action, le matelot
écrivait à l’intention de sa famille : « Si ceci vous parvient c’est
que je ne vous verrai plus. Il ne faudra pas vous faire trop de peine, vous
disant que j’en ai eu beaucoup moi-même. Sauf l’idée de vous quitter qui me
passe maintenant, rien ne me tourmente. Je suis plus tranquille en sachant que
ma mère, si ça arrive, ira à l’église. »
La lettre n’est pas encore partie. La drague qui porte ce
matelot est cette nuit dans le goulet…
Les cuirassés, les torpilleurs à leur poste dans une mi-obscurité
sur une même ligne, entre Ténédos et l’Asie barrent presque le passage de leur
masse sombre. L’hôpital flottant, Le
Canada, au milieu d’eux fait une tache blanche. Et sortant à peine de
l’eau, aplatis, deux sous-marins aussi reposent.
Nous avons abordé l’un de ces deux, l’autre matin. On y
jouait de la mandoline. Un matelot dans un petit coin – tout est petit dans un
sous-marin – se donnait un concert. La mélodie était douce. Je me souviens du
regard du commandant alors qu’interrogativement nous tournions la tête vers la
musique. Ce regard disait : « Ils sont jeunes, ils ont besoin parfois
de la caresse d’un rêve. »
Ils sont jeunes et pleins d’enjouement. Ils n’étaient pas
descendus à terre depuis cinq mois, aussi prétendaient-ils que ceux qui leur
ont appris que Dieu, un jour, créa la femme, sont des imposteurs. Ils ne
croient plus du tout à l’existence de cette sorte d’être. Sur quoi ils se
mirent à rire et retournèrent à leur astiquage. Maintenant ils dorment.
Tout dort. La forteresse de l’île, aux tours évasées du bas,
n’a pas l’aspect guerrier. Elle est jolie, par cette nuit, comme une forteresse
de théâtre. Lorsque la réflexion vous vient que l’on touche ici à un champ de
bataille quotidien, on est doublement frappé de la tranquillité des choses
environnantes. Deux courtes fumées sortent de deux cuirassés, c’est l’unique
activité de cette zone de guerre.
*
* *
Sur terre, le sol garde les traces des combats de la
journée. Il ne suffit pas que se taisent les canons et les fusils pour que la
nature qui vient de voir des horreurs retrouve aussitôt son impassibilité. Il y
a des corps et des croix sur les champs. Il n’y a ici qu’une mer douce,
magnifiquement bleue sous la clarté lunaire d’un grand ciel.
Cependant, comme pour corriger ces apparences de calme et
d’oubli, une maison sans étage, quatre murs blancs avec un toit, s’aperçoit sur
Ténédos à mi-chemin de la montagne du Prophète-Élie. D’un côté cette maison a une porte cadenassée,
de l’autre une ouverture de fenêtre. Elle est donc à la fois fermée au verrou
et livrée aux passants.
En descendant, un soir, je m’approchai de l’ouverture. Les
squelettes de plus de cinquante cadavres y étaient entassés et enchevêtrés. Des
crânes les uns sur les autres dépassaient la hauteur d’un mètre. Quel était cet
ossuaire ? On prétend que ce sont les restes de Turcs exhumés. Quel qu’il
soit, à cet endroit, en cette circonstance, pour ceux qui savent et qui le
regardent, il prend une saisissante signification.
On se dit qu’il a été placé là pour rappeler à la mer qu’un
regret devrait perce même sous ses plus belles eaux puisque de temps en temps,
pavillon en berne, des navires lui jettent des jeunes hommes qui meurent si
loin de leur Patrie – ou plutôt si près : celui qui meurt pour sa patrie
étant toujours près d’elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire