Des Dardanelles au golfe de Smyrne
(De notre envoyé spécial.)
Chio, mars 1915.
C’est l’accalmie – une accalmie relative – dans les
Dardanelles. J’en ai profité pour passer dans le golfe de Smyrne.
Pour tâcher d’approcher Smyrne du plus près possible, je
décide de partir tout de suite et j’arrive à Chio. Homère y naquit, dit-on. Si
cela est vrai, il a des concitoyens vraiment aimables.
À peine sur le petit port, un jeune homme vient à moi :
« Vous êtes Français, me dit-il, que voulez-vous faire ? Je me mets
complètement à votre disposition. »
Lui montrant la côte d’Asie, si peu loin qu’elle n’est pas
estompée : « Je veux aller là », lui répondis-je.
Cet habitant de Chio est un étudiant qui faisait ses études
à Iéna quand éclata la guerre. Il me déclare aussitôt : « Plus un
Grec n’ira étudier en Allemagne. » Puis : « Aller en Turquie est
impossible, vous êtes belligérant. »
Nous remontons ensemble les rues de la ville, longs bazars à
ciel ouvert.
— Pas une barque ne va d’une rive à l’autre,
alors ? Pas de pêcheurs ?
— Autrefois, maintenant les Turcs tirent sur tout ce
qui approche.
Mon étudiant réfléchit. Il me dit :
— Trente mille pauvres gens de la côte d’Asie, fuyant
les massacres, se sont réfugiés à Chio, après la guerre balkanique. Cinq mille
habitent ici, au-dessus. Je sais que quelques-uns, des fois, vont dans leur
ancien pays. Montons.
Surplombant Chio, quarante baraques de planches où tape dur
le soleil forment une ville, ville de cinq mille âmes maudites. On la parcourt
en cinq minutes.
Nous cherchons l’homme qui pourrait nous conduire sur
l’autre rive.
Les premiers que nous interrogeons répondent
doucement : « Non ! » Ils n’ont pas l’esprit à l’aventure.
Nous apprenons qu’un Grec nommé Naman nous accompagnerait
sûrement. Nous ne pourrions pas aller à Cezmé, ville d’importance où l’on ne
peut débarquer sans passer par les autorités.
Naman était d’un village qui s’appelle Lythri. Là, une
barque pourrait peut-être aborder. Il n’y a pas de sentinelle sur le rivage.
Mais il nous faut attendre Naman. Il est occupé à cueillir des mandarines, ce
qui lui gagne un franc par jour.
Contre les planches de leur abri, dehors, les parias sont
adossés. Voilà un an que sans meubles, sans linge, sans travail, ils sont ici.
Ils ont tous des attitudes de résignation saisissantes. Quand on a vu leurs
yeux, on comprend ce que c’est que de s’être livré au destin.
En bas la mer est bleu de roi et tout autour le soleil
frappant sur les orangers fait de chaque orange un petit lampion d’un jaune
éclatant.
Naman rentre à la nuit. Il savait déjà, averti tout le long
des baraques, que nous l’attendions à la sienne.
L’étudiant lui explique ce que nous voulons de lui. Il
répond de suite que c’est possible, qu’il connaît tout le monde sur la côte
turque entre Lythri et Reis-Dère, qu’il a habité trente ans dans ce pays et
qu’il y est allé il y a trois mois.
Naman est très heureux, il pourra voir si les Turcs ont
pillé sa maison et peut-être rapporter du linge. À demain matin.
De Chio à la côte
d’Asie
La mer n’est pas très belle. Il ne fait pas un beau ciel.
Mais cela peut aller tout de même. Il nous faudra deux heures pour gagner
Lythri avec nos rames. Naman emporte des paniers pour déménager.
Nous commençons à voir très bien Cezmé, un pâté de maisons
au bord de la mer. Derrière, tenant toute cette petite presqu’île turque, la
chaîne de montagnes de Karabournou.
Naman rame. Le patron de la barque aussi. L’étudiant me lit
une note d’un journal allemand. Cette note annonce que les habitants de l’île
de Chio meurent de faim, car « Chio ainsi que Mytilène ne peuvent vivre
sans le concours de la Turquie ».
Les Allemands ne négligent rien. Malgré leurs préoccupations
actuelles ils n’ont pas oublié ces deux petites îles. Ils ont fait offrir au
journal de Mytilène 400 francs par mois pour qu’il insérât le communiqué
allemand. Le journal de Mytilène ne continue d’insérer que le communiqué
français.
Il n’y a rien sur la mer, pas même une autre petite barque
comme la nôtre.
Quand Naman aperçut Lythri, il fit faire un détour à la
barque pour que nous abordions à un endroit sans maison. Nous trouvons
l’endroit. Nous mettons les pieds dans l’eau et arrivons sur le sol.
Voici la maison de Naman. Il se met à crier :
« Agrï, agrï, agrï ! » ce qui veut dire : Sauvage, sauvage,
sauvage. Il voudrait fouiller. Nous ne parvenons à l’emmener que lorsque je lui
fais dire que je lui achèterai du linge à Chio.
Ce Grec est ce que nous appelons une tête brûlée. Il
compromettrait sa cause plutôt que de mettre un frein à ses imprécations. Sur
la route, fort courte, heureusement, à tous les Turcs que nous rencontrons, il
crie : « Agrï, agrï. »
Nous nous remettons les pieds dans l’eau, sautons dans la
barque et à la rame.
Après une heure de mer, nous voyons venir à notre côté un
canot automobile. Il est trois heures de l’après-midi. Les deux petites
embarcations se rapprochent.
Changement de barque
Alors que nous sommes assez près pour nous regarder, mon
étudiant reconnaît dans l’un des passagers du canot, M. Paritsis, du
journal Salpinx, journal qui se
publie à Mytilène.
M. Paritsis va voir dans le golfe de Smyrne ce qui s’y
passe. Il veut bien m’emmener.
M. Paritsis est venu à Chio pour cette expédition.
Depuis plusieurs jours, de cette île ainsi que de Mytilène, on entendait le
canon et personne ne savait rien.
— À Paris, à Athènes, me dit-il, on doit savoir. Mais
ici nous sommes presque perdus. Si l’on veut être informé, il faut se
renseigner soi-même.
Le petit canot pétarade. Nous tournons maintenant la
presqu’île de Karabournou. Nous voyons plusieurs villes sur le rivage. Nous ne
sommes plus entre la côte grecque et la côte turque. Les deux côtes entre
lesquelles nous avançons sont turques.
— Nous débarquerons à l’île du Docteur, me dit
M. Paritsis ; nous continuerons après jusqu’au premier coup de fusil
avertisseur.
Nous voilà dans le golfe en plein. Nous n’en distinguons pas
encore la courbe du fond. Nous passons le plus loin possible des quelques
petites îles qui s’y baignent. Nous ne voyons aucun vaisseau, aucune fumée,
nous n’entendons pas le canon. Nous avançons toujours. Nous voudrions aller
jusqu’en vue de la citadelle de Smyrne. Il y a trois heures, depuis que j’ai
changé de barque, que nous glissons. Nous avons toujours acquis une
certitude : le golfe n’est pas occupé. Le soleil qui se couche met des teintes
ardoise, ocre et rouge derrière les monts.
Nous approchons de l’île du Docteur. C’est un docteur
anglais, m’explique-t-on, qui en a fait l’achat. Ce n’est ni grec ni turc. Nous
nous y arrêtons un instant. C’est un étroit morceau de terre où il n’y a que la
maison du « seigneur ». Le seigneur est d’ailleurs loin.
Nous repartons. Il ne fait déjà plus jour. Dans le fond, un
peu loin du rivage, est Vourla. Sur la mer, nous apercevons la traînée d’un
phare. La citadelle de Smyrne balaye le golfe de ses réflecteurs…
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