On n'attendra pas longtemps pour lire en français le roman avec lequel Anthony Doerr vient de recevoir le Prix Pulitzer, catégorie fiction: All the Light We Cannot See. Il paraît en effet la semaine prochaine en français, sous le titre Toute la lumière que nous ne pouvons voir, traduit par Valérie Malfoy. Un bonheur ne venant jamais seul, l'écrivain américain, qui se trouve en principe déjà en France, sera présent au Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo du 23 au 25 mai. Sa présence s'imposait puisque le roman, situé pour une grande partie pendant la Seconde Guerre Mondiale, a la ville de Saint-Malo comme cadre principal. La faute (heureuse faute) à Francis Geffard, éditeur chez Albin Michel, qui l'a fait traduire en France dès 2003 et l'a conduit jusqu'à la cité corsaire. Il avait bien mérité d'être cité dans les remerciements en fin de volume.
Je n'ai pas encore le texte français sous les yeux mais voici, pour les lecteurs habitués à lire l'américain, les premières lignes du roman en V.O.
At dusk they pour from the sky. They blow across the ramparts, turn cartwheels over rooftops, flutter into the ravines between houses. Entire streets swirl with them, flashing white against the cobbles. Urgent message to the inhabitants of this town, they say. Depart immediately to open country.
The tide climbs. The moon hangs small and yellow and gibbous. On the rooftops of beachfront hotels to the east, and in the gardens behind them, a half-dozen American artillery units drop incendiary rounds into the mouths of mortars.
Et j'en profite pour effectuer un retour en arrière vers les deux premiers ouvrages d'Anthony Doerr.
Le nom des coquillages (2003)
Simenon aimait à dire qu’il cherchait l’homme nu. Anthony
Doerr l’a trouvé, à un âge précoce puisqu’il a vingt-huit ans seulement. Son
premier livre, un recueil de nouvelles, est bien la découverte saluée par la
presse américaine. S’il faut avoir connu des expériences diverses pour arriver
à ce genre de maturité littéraire, Anthony Doerr a brûlé les étapes : né
aux Etats-Unis où il est actuellement installé, il a aussi vécu en Afrique et
en Nouvelle-Zélande. Et il a dû, on l’imagine en le lisant, s’imprégner des
paysages dont il restitue les détails avec une poésie qui les nettoie et les
rend neufs comme aux premiers jours du monde.
C’est d’autant plus impressionnant que le personnage
principal de la première nouvelle est aveugle. Collecteur de coquillages, il
est installé au Kenya, à cent kilomètres de l’équateur, dans un petit parc
marin parmi les plus reculés de cet archipel. Sa réputation est internationale,
et pas seulement parce qu’il connaît « Le nom des coquillages », dont
il détermine l’espèce au toucher : deux ans plus tôt, une jeune femme a
été guérie d’une fièvre persistante en utilisant la dangereuse morsure d’un
cône. Nancy a trouvé dans l’incident un bonheur inexplicable : « Elle affirma que la mer était devenue
de la neige fondue, et elle s’était retrouvée sous une tempête de neige et tout
cela – la mer, les flocons, le ciel blanc et glacé – palpitait. »
Allez expliquer la vision à un aveugle… Toujours est-il que, depuis, il passe
pour un grand sorcier. Et des journalistes viennent le voir de l’autre bout du
monde. Lui-même ne se fait pas d’illusions sur ses pouvoirs et préfère mettre l’accent
sur les dangers de la morsure, bien que ses visiteurs aiment croire aux
miracles. Un jour, pourtant, le collecteur de coquillages est lui-même mordu
et, avant d’être paralysé, il se souvient du bleu aperçu, enfant, dans des
champs de glace. « Qu’était le noyau
dur et brûlant de l’expérience humaine, au fond… ? »
Anthony Doerr met aussi en scène la bêtise des hommes. Dans
« Quatre juillet », une compétition de pêche oppose des Américains à
des Européens. Il s’agit de trouver, dans le mois, le plus gros poisson d’eau
douce. Le circuit des Américains s’apparente à une galère infernale. Rien ne se
passe comme ils le voudraient, les places manquent dans les avions pour
rejoindre les régions réputées poissonneuses, et toujours décevantes quand ils
y arrivent malgré tout – quand elles ne sont pas tout simplement interdites aux
étrangers. C’est aussi pathétique que drôle jusqu’à la fin : le 4 juillet,
dernier jour pour espérer remporter le concours, d’un canal d’eau stagnante au cœur
de Vilnius, sous les quolibets d’écolières, ils sortent une carpe énorme et
affreuse. Au moment de prendre la photo qui doit immortaliser l’exploit, l’appareil
se bloque et tombe à l’eau…
Mais, en général, les personnages de ses nouvelles cherchent
un rapport à la nature plus équilibré. Et le trouvent, en même temps qu’une
paisible sérénité. Les dernières images ont souvent un effet de plénitude par
lequel les hommes et les femmes se trouvent enfin en harmonie avec eux-mêmes.
Même la dernière nouvelle, « Mkondo », qui
ressemble à l’histoire d’un échec, se termine sur le même ton réconcilié. Et
les deux lignes ultimes sont, comme beaucoup d’autres dans ce livre, une
bouffée de pur bonheur.
A propos de Grace (2006)
Après un recueil de nouvelles qui était bien plus qu’une
promesse, l’écrivain américain Anthony Doerr
s’attaque au roman sans rechigner devant l’ampleur de la tâche. Et A propos
de Grace est une totale réussite, une œuvre dans laquelle on s’emplit d’un
bonheur rare : celui de se sentir appartenir à la même espèce que les
personnages.
David Winckler est habité par un don singulier et
encombrant : il fait des rêves prémonitoires, annonciateurs de
catastrophes qu’il ne sait comment empêcher. C’est d’abord, alors qu’il est
encore enfant, un accident qu’il avait vu dans son sommeil, et qui se produit
devant sa mère et lui. Plus tard, il rêve qu’il noie Grace, sa fille, en
tentant de la sauver d’une inondation. Son travail de météorologiste faisant de
lui un homme averti, il voit venir une irrésistible montée des eaux lorsque la
pluie s’abat sur le sol gelé. Et, plutôt que d’affronter un événement auquel il
craint ne pouvoir échapper, il s’enfuit. Pour disparaître pendant vingt-cinq
ans.
Une longue période de transition commence alors, pendant
laquelle David découvre aux Caraïbes une autre vie. Ses ambitions
intellectuelles reléguées dans le passé, même s’il garde le vague espoir
d’écrire un livre grand public sur l’eau, il trouve une relative paix de
l’esprit dans un travail manuel très simple. Les premiers temps, il multiplie
néanmoins les lettres adressées à Sandy, sa femme, porteuses d’une question
lancinante : Grace est-elle vivante ? S’il obtenait une réponse
positive, son abandon du foyer pourrait avoir été la seule manière de la
sauver… Au lieu de cela, ses lettres lui reviennent un jour avec un mot rageur
de rupture définitive – et aucune information sur le sort de Grace.
Il lui faudra donc un quart de siècle pour se décider à
repartir aux Etats-Unis et commencer à chercher ce que sont devenues Sandy et
Grace. Une longue quête aux accents héroïco-comiques, un passage avant
d’échouer en Alaska et de retrouver sa passion d’enfance pour les cristaux de
neige. Un froid glacial règne non seulement dans l’atmosphère, mais aussi entre
sa fille et lui lorsque, enfin, il la retrouve. Il reste du chemin à faire
avant que la glace fonde…
Autour de David, le romancier introduit des personnages
secondaires qui, tous, occupent une belle place dans le récit et dans la vie du
héros. Certains sont une facette d’un monde perdu, d’autres appartiennent à une
existence nouvelle. Et tout l’art de l’écrivain consiste à nouer des liens,
d’abord ténus puis de plus en plus forts, entre ces différents univers.
Il y a chez Anthony Doerr une autre caractéristique que l’on
avait déjà pu percevoir dans son recueil de nouvelles : l’homme, au sens
large, et ses personnages en particulier, ressentent une forte présence de la
nature et des éléments, qui sont une part constitutive d’eux-mêmes. David,
hydrologue, éprouve pour l’eau sous toutes ses formes une telle fascination qu’elle
en devient vivante. Et Naaliyah, une jeune femme étonnante, trouve chez les
insectes des correspondances saisissantes avec la société. Comme si
Maeterlinck, de retour parmi nous, avait eu le temps de se pencher sur d’autres
organisations que celles des fourmis ou des termites.
L’écrivain embrasse très large. Et étreint bien. Totalement maître de
son sujet, il le conduit avec assurance vers une fin où l’on retrouve la neige,
la glace et la mer…
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