lundi 20 avril 2015

Anthony Doerr, un Pulitzer à lire bientôt

On n'attendra pas longtemps pour lire en français le roman avec lequel Anthony Doerr vient de recevoir le Prix Pulitzer, catégorie fiction: All the Light We Cannot See. Il paraît en effet la semaine prochaine en français, sous le titre Toute la lumière que nous ne pouvons voir, traduit par Valérie Malfoy. Un bonheur ne venant jamais seul, l'écrivain américain, qui se trouve en principe déjà en France, sera présent au Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo du 23 au 25 mai. Sa présence s'imposait puisque le roman, situé pour une grande partie pendant la Seconde Guerre Mondiale, a la ville de Saint-Malo comme cadre principal. La faute (heureuse faute) à Francis Geffard, éditeur chez Albin Michel, qui l'a fait traduire en France dès 2003 et l'a conduit jusqu'à la cité corsaire. Il avait bien mérité d'être cité dans les remerciements en fin de volume.
Je n'ai pas encore le texte français sous les yeux mais voici, pour les lecteurs habitués à lire l'américain, les premières lignes du roman en V.O.
At dusk they pour from the sky. They blow across the ramparts, turn cartwheels over rooftops, flutter into the ravines between houses. Entire streets swirl with them, flashing white against the cobbles. Urgent message to the inhabitants of this town, they say. Depart immediately to open country.

The tide climbs. The moon hangs small and yellow and gibbous. On the rooftops of beachfront hotels to the east, and in the gardens behind them, a half-dozen American artillery units drop incendiary rounds into the mouths of mortars.
Et j'en profite pour effectuer un retour en arrière vers les deux premiers ouvrages d'Anthony Doerr.

Simenon aimait à dire qu’il cherchait l’homme nu. Anthony Doerr l’a trouvé, à un âge précoce puisqu’il a vingt-huit ans seulement. Son premier livre, un recueil de nouvelles, est bien la découverte saluée par la presse américaine. S’il faut avoir connu des expériences diverses pour arriver à ce genre de maturité littéraire, Anthony Doerr a brûlé les étapes : né aux Etats-Unis où il est actuellement installé, il a aussi vécu en Afrique et en Nouvelle-Zélande. Et il a dû, on l’imagine en le lisant, s’imprégner des paysages dont il restitue les détails avec une poésie qui les nettoie et les rend neufs comme aux premiers jours du monde.
C’est d’autant plus impressionnant que le personnage principal de la première nouvelle est aveugle. Collecteur de coquillages, il est installé au Kenya, à cent kilomètres de l’équateur, dans un petit parc marin parmi les plus reculés de cet archipel. Sa réputation est internationale, et pas seulement parce qu’il connaît « Le nom des coquillages », dont il détermine l’espèce au toucher : deux ans plus tôt, une jeune femme a été guérie d’une fièvre persistante en utilisant la dangereuse morsure d’un cône. Nancy a trouvé dans l’incident un bonheur inexplicable : « Elle affirma que la mer était devenue de la neige fondue, et elle s’était retrouvée sous une tempête de neige et tout cela – la mer, les flocons, le ciel blanc et glacé – palpitait. » Allez expliquer la vision à un aveugle… Toujours est-il que, depuis, il passe pour un grand sorcier. Et des journalistes viennent le voir de l’autre bout du monde. Lui-même ne se fait pas d’illusions sur ses pouvoirs et préfère mettre l’accent sur les dangers de la morsure, bien que ses visiteurs aiment croire aux miracles. Un jour, pourtant, le collecteur de coquillages est lui-même mordu et, avant d’être paralysé, il se souvient du bleu aperçu, enfant, dans des champs de glace. « Qu’était le noyau dur et brûlant de l’expérience humaine, au fond… ? »
Anthony Doerr met aussi en scène la bêtise des hommes. Dans « Quatre juillet », une compétition de pêche oppose des Américains à des Européens. Il s’agit de trouver, dans le mois, le plus gros poisson d’eau douce. Le circuit des Américains s’apparente à une galère infernale. Rien ne se passe comme ils le voudraient, les places manquent dans les avions pour rejoindre les régions réputées poissonneuses, et toujours décevantes quand ils y arrivent malgré tout – quand elles ne sont pas tout simplement interdites aux étrangers. C’est aussi pathétique que drôle jusqu’à la fin : le 4 juillet, dernier jour pour espérer remporter le concours, d’un canal d’eau stagnante au cœur de Vilnius, sous les quolibets d’écolières, ils sortent une carpe énorme et affreuse. Au moment de prendre la photo qui doit immortaliser l’exploit, l’appareil se bloque et tombe à l’eau…
Mais, en général, les personnages de ses nouvelles cherchent un rapport à la nature plus équilibré. Et le trouvent, en même temps qu’une paisible sérénité. Les dernières images ont souvent un effet de plénitude par lequel les hommes et les femmes se trouvent enfin en harmonie avec eux-mêmes.
Même la dernière nouvelle, « Mkondo », qui ressemble à l’histoire d’un échec, se termine sur le même ton réconcilié. Et les deux lignes ultimes sont, comme beaucoup d’autres dans ce livre, une bouffée de pur bonheur.

Après un recueil de nouvelles qui était bien plus qu’une promesse, l’écrivain américain Anthony Doerr s’attaque au roman sans rechigner devant l’ampleur de la tâche. Et A propos de Grace est une totale réussite, une œuvre dans laquelle on s’emplit d’un bonheur rare : celui de se sentir appartenir à la même espèce que les personnages.
David Winckler est habité par un don singulier et encombrant : il fait des rêves prémonitoires, annonciateurs de catastrophes qu’il ne sait comment empêcher. C’est d’abord, alors qu’il est encore enfant, un accident qu’il avait vu dans son sommeil, et qui se produit devant sa mère et lui. Plus tard, il rêve qu’il noie Grace, sa fille, en tentant de la sauver d’une inondation. Son travail de météorologiste faisant de lui un homme averti, il voit venir une irrésistible montée des eaux lorsque la pluie s’abat sur le sol gelé. Et, plutôt que d’affronter un événement auquel il craint ne pouvoir échapper, il s’enfuit. Pour disparaître pendant vingt-cinq ans.
Une longue période de transition commence alors, pendant laquelle David découvre aux Caraïbes une autre vie. Ses ambitions intellectuelles reléguées dans le passé, même s’il garde le vague espoir d’écrire un livre grand public sur l’eau, il trouve une relative paix de l’esprit dans un travail manuel très simple. Les premiers temps, il multiplie néanmoins les lettres adressées à Sandy, sa femme, porteuses d’une question lancinante : Grace est-elle vivante ? S’il obtenait une réponse positive, son abandon du foyer pourrait avoir été la seule manière de la sauver… Au lieu de cela, ses lettres lui reviennent un jour avec un mot rageur de rupture définitive – et aucune information sur le sort de Grace.
Il lui faudra donc un quart de siècle pour se décider à repartir aux Etats-Unis et commencer à chercher ce que sont devenues Sandy et Grace. Une longue quête aux accents héroïco-comiques, un passage avant d’échouer en Alaska et de retrouver sa passion d’enfance pour les cristaux de neige. Un froid glacial règne non seulement dans l’atmosphère, mais aussi entre sa fille et lui lorsque, enfin, il la retrouve. Il reste du chemin à faire avant que la glace fonde…
Autour de David, le romancier introduit des personnages secondaires qui, tous, occupent une belle place dans le récit et dans la vie du héros. Certains sont une facette d’un monde perdu, d’autres appartiennent à une existence nouvelle. Et tout l’art de l’écrivain consiste à nouer des liens, d’abord ténus puis de plus en plus forts, entre ces différents univers.
Il y a chez Anthony Doerr une autre caractéristique que l’on avait déjà pu percevoir dans son recueil de nouvelles : l’homme, au sens large, et ses personnages en particulier, ressentent une forte présence de la nature et des éléments, qui sont une part constitutive d’eux-mêmes. David, hydrologue, éprouve pour l’eau sous toutes ses formes une telle fascination qu’elle en devient vivante. Et Naaliyah, une jeune femme étonnante, trouve chez les insectes des correspondances saisissantes avec la société. Comme si Maeterlinck, de retour parmi nous, avait eu le temps de se pencher sur d’autres organisations que celles des fourmis ou des termites.
L’écrivain embrasse très large. Et étreint bien. Totalement maître de son sujet, il le conduit avec assurance vers une fin où l’on retrouve la neige, la glace et la mer…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire